En 1871, moins d’un an après la chute du Second Empire, les Français élisent l’Assemblée la plus monarchiste depuis 1849. Sur 675 membres, environ 400 sont royalistes (avec près de 220 orléanistes et 180 légitimistes). C’est une divine surprise pour les royalistes qui espèrent une troisième Restauration. Le roi est tout désigné, c’est Henri, comte de Chambord, petit-fils de Charles X. Pourtant le prince ne viendra pas, s’entêtant étrangement à refuser le drapeau tricolore.
L’ « enfant du miracle »
Le 13 février 1820, Charles-Ferdinand d’Artois, duc de Berry, fils du comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné à la sortie de l’Opéra par un bourrelier-sellier nommé Louvel, bonapartiste ayant agi par haine des Bourbons. Les royalistes sont stupéfaits. Louis XVIII n’ayant pas de fils, et le premier des deux fils du comte d’Artois – le duc d’Angoulême – n’en ayant pas non plus, l’espoir de la continuation de la branche aînée de la Maison de Bourbon reposait sur celui qui vient de disparaître (il avait eu une fille mais pas encore de fils). Les royalistes sont sans espoir quand ils apprennent, quelques semaines plus tard, que l’épouse du duc de Berry est enceinte. Tout ce que la France compte de royalistes se met alors à prier avec ferveur pour que la grossesse arrive à son terme et surtout que cet enfant soit un garçon. C’est le 29 septembre 1820 au palais des Tuileries que la duchesse de Berry donne finalement naissance à cet « enfant du miracle », prénommé Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné et titré duc de Bordeaux (le titre de comte de Chambord ne fut pris que plus tard). Dix ans plus tard éclate la révolution de 1830, Charles X, le duc d’Angoulême et le petit duc de Bordeaux partent en exil, d’abord en Angleterre, puis à Prague (1832) et à Goritz en Autriche (1836). En 1844, la mort du duc d’Angoulême le fait de droit prétendant à la Couronne avec pour nom de règne Henri V. Il s’installe cette année là à Frohsdorf, demeure qu’il ne quittera plus. Deux ans après cette installation, il épouse l’archiduchesse Marie-Thérèse de Modène, union restée infructueuse, l’un ou l’autre étant apparemment atteint de stérilité. Il n’y aura cette fois pas de deuxième « miracle » …
Le château de Froshdorf (Autriche), demeure du comte de Chambord.
En France, l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe d’Orléans en 1830 provoque une rupture chez les royalistes, qui se divisent désormais entre légitimistes (partisans de la branche aînée incarnée par Henri V) et orléanistes (partisans de la branche cadette, les Orléans). Depuis la terre d’exil, on complote pour mettre fin à ce qui est vécu comme une « usurpation ». La duchesse de Berry, peut-être le membre le plus audacieux de la famille (« le seul homme de toute cette famille » a dit Napoléon) tente en 1832 de soulever la Vendée, terre légitimiste, affaire qui se termine par un cuisant échec. En 1848, c’est au tour de Louis-Philippe d’être chassé du trône. En 1850, peu avant de mourir, Louis-Philippe et plusieurs membres de sa famille (en particulier le duc de Nemours, un de ses fils) ont beau reconnaître la priorité du duc de Bordeaux, en France la division entre orléanistes et légitimistes persiste et Louis-Napoléon s’empare de la totalité du pouvoir le 2 décembre 1851 face à un parti royaliste divisé et des républicains discrédités par les journées de juin 1848 (répression violente d’une émeute, faisant plusieurs milliers de morts).
L’affaire du drapeau blanc
Le comte de Chambord par le baron Schwiter (1854).
L’Assemblée élue en 1871 est largement monarchiste, mais ces monarchistes sont divisées entre orléanistes et légitimistes, et aucun d’eux ne dispose de la majorité absolue. Une fois la paix faite avec l’Allemagne, la tâche de la majorité royaliste consiste à s’unir, trouver un terrain d’entente avant de faire monter le roi sur le trône. La « fusion », comme l’on dit alors, est facilitée par le fait que les princes d’Orléans ne revendiquent pas le trône, reconnaissant la priorité au comte de Chambord. Ce dernier étant sans enfant, c’est le comte de Paris, petit-fils du roi Louis-Philippe qui doit naturellement lui succéder dans l’esprit de l’écrasante majorité des royalistes. Restent les divisions idéologiques, les orléanistes étant des libéraux partisans d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire, les légitimistes étant souvent partisans d’un pouvoir fort, méfiants à l’égard du parlementarisme et généralement cléricaux. Divisions fortes mais pas insurmontables. L’écrasante majorité des royalistes se mettent d’accord sur une monarchie constitutionnelle, les points de détail seront réglés après le retour d’Henri V.
Un prince un peu manoeuvrier, souple, stratège aurait pu facilement monter sur le trône, puisque près des deux tiers de l’Assemblée était monarchiste. Nul besoin de coup de force. Pourtant c’est là que les choses se compliquent. De Chambord, le prince adresse le 5 juillet 1871 un manifeste aux Français dans lequel il montre son attachement au drapeau blanc, drapeau de la Restauration : « je ne laisserai pas arracher de mes mains l’étendard d’Henri IV, de François Ier et de Jeanne d’Arc. […] Je l’ai reçu comme un dépôt sacré du vieux Roi mon aïeul, mourant en exil ; il a toujours été pour moi inséparable du souvenir de la patrie absente ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu’il ombrage ma tombe. » Cela fait alors plus de quarante ans que le drapeau national est tricolore sans discontinuité. Il est inconcevable pour la large majorité des royalistes (y compris les légitimistes moins le petit groupe ultra des chevau-légers) de demander aux Français d’abandonner le drapeau qui a fait le tour de l’Europe au temps de Napoléon, conquit l’Algérie sous Louis-Philippe et plus récemment vaincu la Russie et l’Italie sous le règne de Napoléon III. Les désastres de 1870-1871 n’ont pas même terni son éclat. Le maréchal de Mac-Mahon, une fois devenu président (1873), déclare qu’il ne peut pas garantir l’ordre et la discipline dans l’armée si le drapeau tricolore est abandonné. Multipliant les manifestes et communications faisant état de son attachement au drapeau blanc et exigeant l’abandon du drapeau tricolore, le comte de Chambord ne régnera jamais, à cause d’un point de détail finalement sans grand intérêt. S’il avait été habile, il aurait même pu finir par céder sur ce point afin d’obtenir des prérogatives bien plus avantageuses par ailleurs, dans le cadre d’une transaction. Du refus obstiné du comte de Chambord d’abandonner le drapeau blanc est née une énigme : le prince voulait-il vraiment régner ? N’était-ce pas qu’un prétexte pour garder son exil doré et éviter les affres du pouvoir ? Peut-être sentait-il que le temps de la monarchie était révolu, dans un XIXe siècle ayant déjà connu cinq changements de régime ?
Un prince romantique et entêté
Patrice de Mac-Mahon.
La réalité est bien plus prosaïque. Le comte de Chambord, sans être assoiffé du pouvoir, ne le rejetait pas, bien au contraire. Deux événements le montrent. A la suite de l’occasion manquée d’octobre 1873, le prince ayant fait publier une lettre déclarant qu’il ne retranchait rien de ses déclarations passées alors que l’Assemblée était prête à voter une loi rétablissant la monarchie, il tente un dernier coup. A ce moment-là, les députés royalistes, considérant la monarchie impossible, se résignent à prolonger les pouvoirs du président de la République, le maréchal de Mac-Mahon, en attendant que Dieu ouvre les yeux du prince ou ne les lui ferme définitivement, comme le dirent ironiquement certains orléanistes. Le comte de Chambord arrive incognito à Versailles le 9 novembre et fait demander une entrevue au président de la République, lequel oppose un refus poli. Mac-Mahon déclare qu’il n’entend pas jouer le rôle d’un Monk (militaire britannique ayant fait restaurer la royauté après l’épisode Cromwell). Le prince est décontenancé : « Je croyais avoir affaire à un Connétable de France, je n’ai trouvé qu’un capitaine de gendarmerie » dira-t-il. Quel était le projet du Bourbon ? Paraître devant les députés en compagnie de Mac-Mahon habillé en lieutenant-général. Face à cette vue, les députés seraient venus d’eux-mêmes présenter leurs hommages et reconnaître Henri d’Artois comme leur roi. Ce projet burlesque révèle la personnalité du comte de Chambord, marquée par un romantisme qui n’avait plus court même chez une grande partie des royalistes. Le comte de Chambord attend jusqu’au 21 novembre avant de s’enfermer à nouveau dans son exil. Cette ultime tentative démontre qu’il ne rejetait pas le pouvoir mais que, se considérant comme roi, il n’entendait pas transiger ou se laisser enfermer dans une étroite monarchie constitutionnelle par les parlementaires.
Quelques années plus tard, en 1879, alors que les républicains ont conquis tous les organes du pouvoir (Chambre des députés, Sénat et présidence de la République) et commencent à appliquer leur projet politique, le comte de Chambord se met à songer à un coup de force. Il fait quadriller le territoire par ses comités, récolte des fonds, et s’entoure d’un militaire (le général Ducrot), d’un administratif (le comte Ducros) et d’un idéologue (Albert de Mun). Le général Ducrot se voit remettre une note écrite non datée mais que l’historien Daniel de Montplaisir situe à l’automne 1879 : « En prévision des graves événements qui se préparent et que tout le monde attend, événements qui imposent au représentant de la monarchie traditionnelle des devoirs auxquels il ne faillira pas ; dans l’espoir fondé que le général Ducrot (Auguste-Alexandre) sera appelé à exercer pour le salut du pays, le commandement supérieur des forces de terre et de mer, connaissant son entier dévouement à la cause du droit et sa fidélité à ma personne ; je confère au dit général Ducrot les pouvoirs les plus absolus en ce qui concerne les mesures militaires qu’il croira devoir prendre pour l’accomplissement de sa mission dans toute l’étendue du territoire […]. » Le prince entreprend un régime alimentaire drastique pour pouvoir se montrer en France à cheval, et non paraître comme un prince impotent (il a pesé jusqu’à 120 kilos). Le comte de Chambord et son entourage semblent attendre un soulèvement des catholiques français contre les mesures vexatoires du gouvernement républicain (expulsion des Jésuites, laïcité scolaire, …) ou une nouvelle Commune, pour entreprendre le coup de force. Ni l’un ni l’autre ne viendront, mais ce projet démontre que le prince ne repoussait pas le trône par principe. Le comte de Chambord finit par mourir quelques années plus tard à Frohsdorf le 24 août 1883.
Quel bilan tirer de l’entêtement du prince quant au drapeau blanc ? Il aura eu pour effet de fonder la République, comme le confiera l’un des plus éminents royalistes de l’époque, le duc de Broglie : « … le premier, le plus grand, le seul vrai coupable, le véritable auteur de la République, c’est M. le comte de Chambord. Par deux fois ce prince si étrangement aveugle tint la monarchie dans sa main, et ne voulut pas l’ouvrir. On ne lui demandait que la plus insignifiante, la plus inoffensive, mais en même temps la plus indispensable des concessions. Il aima mieux rendre la monarchie impossible. » (Mémoires du duc de Broglie parues dans la Revue des deux mondes, tome 54, 1929, pp. 593-594) Drôle de République que celle qui doit indirectement son existence à un prince !
Bibliographie :
Jacques Chastenet, Cent Ans de République, tome I, L’enfance de la Troisième. 1870-1878, Paris, Tallandier, 1970.
Daniel de Montplaisir, Le comte de Chambord, dernier roi de France, Paris, Perrin, 2008.