A partir des années 1950, la culture dominante, c’est-à-dire celle des élites sociales et économiques, se voit contestée par une frange de plus en plus large d’une jeunesse ne se reconnaissant pas dans la société, et développant une contre-culture. Ce mouvement de révolte culturelle, initié par des écrivains, est porté surtout par la musique rock et pop à partir de la fin des années 1950, et touche l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, avec comme épicentres Londres puis la Californie. L’opposition à la guerre du Vietnam lui fait prendre une tournure plus radicale à la fin des années 1960 avant un certain reflux dans les années 1970, décennie qui voit une transformation des combats culturels.
Les années 1950 : les prémices de la révolte culturelle des sixties
La littérature des années 1950 et la critique des sociétés occidentales
La contestation de la société et de la culture dominante émerge des deux côtés de l’Atlantique dès les années 1950. La littérature d’après-guerre préfigure la révolte culturelle des années 1960. Aux États-Unis, le ton est critique à l’égard de la société chez une partie des écrivains. Les écrivains beat, issus des milieux bohèmes de New York et San Francisco, inspirés par les philosophies orientales et le jazz, explorent des sujets tabous tels que les relations homosexuelles ou l’usage des drogues. Paru en 1951, L’attrape-coeur de J. D. Salinger, racontant l’histoire d’un adolescent marginal, s’impose comme un roman culte au sein de la jeunesse contestataire. Au Royaume-Uni, des dramaturges et romanciers proches de la Nouvelle-Gauche déclarent être des « angry young men » (jeunes hommes en colère). Leurs publications reflètent les insatisfactions de leur génération. En République fédérale d’Allemagne, la littérature des années 1950 aborde de manière critique des sujets contemporains tels que les dangers liés à l’utilisation militaire de l’énergie nucléaire ou les excès du progrès technologique. En France, le mouvement existentialiste, dont la figure de proue est Jean-Paul Sartre, conteste les valeurs dominantes dans la société française. Enfin, en Italie, les néo-réalistes, dans les domaines littéraire et cinématographique, portent leur attention sur la misère italienne. La littérature des années 1950 annonce donc l’explosion contestataire de la fin des années 1960, avant de l’accompagner.
La contestation dans la musique, la peinture et le théâtre
Les écrivains ne sont pas les seuls à participer à l’émergence d’une contre-culture. Les années 1950 voient naître le rock and roll aux États-Unis, qui devient le symbole de la culture jeune. S’inspirant de la musique noire (rythm and blues et rockabilly), il est rapidement incarné par des chanteurs blancs tels que Bill Haley et Elvis Presley, qui adopte des attitudes jugées provocantes indignant les Américains plus âgés. Le rock and roll gagne le Royaume-Uni au milieu des années 1950. Alors que la BBC refuse de diffuser les morceaux d’Elvis Presley, Chuck Berry et Buddy Holly, les Britanniques peuvent les écouter notamment sur l’antenne anglophone de Radio Luxembourg. Ces chanteurs américains inspirent de jeunes Britanniques (tels que les futurs Beatles et Rolling Stones). Dans le domaine de la peinture également sont remis en cause les normes de l’art occidental : le groupe CoBrA (contraction de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam où est simultanément fondé en 1948) appelle à « saper la culture » et à libérer l’imagination, en s’opposant aux conservateurs. Dans les arts scéniques et audiovisuels, le « théâtre de l’absurde » qui se développe en France aborde des thèmes politiques, comme la dénonciation des conflits coloniaux. En Italie, le cinéma néoréaliste met en scène des gens de peu : chômeurs, paysans, miséreux et retraités. Dans un climat d’ordre moral, ce cinéma se heurte à la censure du pouvoir qui interdit les films justifiant même implicitement des fautes comme le divorce, le suicide ou la maternité illégitime.
La contre-culture des sixties : de Londres à la Californie
Du Swinging London …
Les Beatles en concert au Shea Stadium (New York), le 15 août 1965.
Au début des années 1960, Londres devient l’épicentre de la contre-culture. Une partie de la jeunesse issue des années d’après-guerre, ou trop jeune pour avoir connu le deuxième conflit mondial, revendique son affranchissement de normes sociétales considérées comme oppressives. Les chanteurs et groupes-stars pop et rock deviennent les emblèmes de cette contre-culture (les Beatles, les Rolling Stones, les Who, les Kinks, Marianne Faithfull puis David Bowie). Les Beatles, groupe de quatre jeunes de Liverpool, lancent leur premier single en 1962 mais c’est à partir de l’automne 1963 que déferle la beatlemania, qui s’étend aux États-Unis en 1964. A l’origine basé sur des mélodies simples abordant souvent le thème de l’amour, leur style musical évolue vers une orchestration plus complexe (orgue, sitar, etc.) à partir de 1965-1966. Dans le sillage des Beatles apparaissent de nombreux groupes symbolisant le Swinging London : les Who, les Kinks, mais surtout les Rolling Stones. Présentés comme les rivaux des Beatles, les Rolling Stones élaborent un style musical plus agressif que ces derniers avec des paroles plus connotées sexuellement, tout en adoptant un look de « mauvais garçons ». Le renouveau culturel londonien ne touche pas que la scène musicale. Dans le domaine de la mode, la styliste anglaise Mary Quant invente au début de la décennie la mini-jupe, symbole de la libération sexuelle, et John Stephen voit ses créations vestimentaires portées par des groupes pop-rock de premier plan : Rolling Stones, Who, Kinks ou Small Faces. Dans le domaine artistique, David Bailey, lié aux Rolling Stones, devient l’un des photographes des milieux pop et hippie, et le peintre David Hockney s’illustre par une production éclectique associant Pop Art, peinture abstraite, expressionnisme et classicisme.
… à la Californie
Dans la seconde moitié des années 1960, la Californie et ses hippies tendent à remplacer Londres en tant qu’épicentre de la contre-culture. Les hippies partagent avec leurs prédécesseurs beat le rejet de la société de consommation de masse, les revendications ayant trait à la libération sexuelle, l’intérêt pour les psychotropes et un certain attrait pour les spiritualités orientales. La culture psychédélique remplace toutefois la culture beat et l’usage des psychotropes se répand. Importé de Suisse, le LSD se diffuse dans les milieux contre-culturels. Nombre d’artistes issus de la génération beat se convertissent à la mode hippie, adoptant leurs cheveux longs, leurs tenues et leur style musical psychédélique. La Californie devient un nouveau pôle musical aux côtés de Londres et de New York, avec les Beach Boys, les Doors (deux groupes issus de Los Angeles) ou encore Janis Joplin (venue de San Francisco). En 1967, des milliers de jeunes hippies se rendent à San Francisco à l’appel du chanteur Scott McKenzie pour le festival de Monterey. La chanson « San Francisco » (Scott McKenzie), composée à l’occasion, devient l’un des tubes de l’été 1967. En 1969, les États-Unis accueillent deux autres festivals : Woodstock en août (près de New York) et Altamont (Nord de la Californie), organisé par les Rolling Stones, en décembre. A la fin des années 1960, les hippies s’inscrivent dans un large mouvement de contestation de la guerre du Vietnam, appelant à faire « l’amour pas la guerre ». La contestation de la guerre se traduit à travers la production artistique et musicale, des happenings et des manifestations (comme celle du 21 octobre 1967 à Washington).
Festival de Woodstock, 1969.
La contre-culture en Europe occidentale
En France, le style yé-yé s’impose au début des années 1960 avec Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Richard Antony ou Eddy Mitchell. En juin 1963, le concert de la Nation organisé par Europe 1 réunit 150.000 à 200.000 jeunes autour de ces idoles. Le mouvement yé-yé français s’essouffle à partir du milieu des années 1960 du fait de la concurrence anglo-saxonne. En République fédérale d’Allemagne, alors que les titres en langue anglaise figurant au hit-parade sont rares dans les années 1950, ils dominent dans les années 1960 à la suite de la beatlemania. A l’instar de Monterey ou de Woodstock, des festivals mêlant musique pop, folk et politique sont organisés comme celui du château de Waldeck entre 1964 et 1969. L’Italie est également un réceptacle de la musique anglo-saxonne, et des artistes locaux adoptent des noms à consonances anglo-saxonnes comme Bobby Solo, Little Tony et Jimmy Fontana.
L’essoufflement relatif de la contre-culture et les nouvelles luttes dans les années 1970
Au début des années 1970, le mouvement contestataire connaît un reflux sous le triple coup du début de la crise économique (la contre-culture s’étant épanouie dans un contexte de forte croissance économique), de la fin de la guerre du Vietnam (les Américains retirent leurs troupes en 1973 et le Sud-Vietnam tombe en 1975) et des dissensions internes à ce mouvement hétérogène. La décennie s’ouvre par ailleurs sur la disparition de plusieurs figures emblématiques : Jimmy Hendrix et Janis Joplin en 1970, Jim Morrison en 1971. La mode des festivals pop s’essouffle également. La musique rock paraît de moins en moins rebelle, car davantage acceptée par le public et largement soutenue par les industries musicales. L’âge d’or du mouvement contestataire paraît passé.
La décennie 1970 est marquée par une transformation des luttes. Le mouvement écologique prend son essor. La première « journée de la Terre » rassemble des milliers de participants aux États-Unis en 1970 et Greepeace est fondée au Canada en 1971. Ce mouvement écologique fait son entrée en politique. En 1974, pour la première fois, un candidat écologiste – René Dumont – concourt à l’élection présidentielle en France. En RFA, Die Grünen (les Verts) sont fondés en 1980. Le mouvement féministe évolue également, donnant naissance à une deuxième vague ne se contentant plus de réclamer l’égalité des droits (juridiques et économiques) mais étendant le champ de lutte au contrôle des corps et à la représentation des femmes dans la société. En France, en avril 1971, la publication du manifeste des « 343 salopes » dans le Nouvel Observateur, revendiquant le droit à l’avortement, relance le débat sur la question. Un manifeste similaire est publié dans l’hebdomadaire Stern en RFA à l’automne 1971. Les débats sur l’avortement sont houleux, avant et après la légalisation (1968 au Royaume-Uni, 1973 aux États-Unis, 1975 en France, 1976 en RFA, 1978 en Italie). Les milieux conservateurs contestent ces victoires féministes.
De nouveaux genres musicaux contestataires apparaissent dans les années 1970, comme le disco, lancé au début des années 1970 par des musiciens noirs, avec des chansons célébrant la liberté sexuelle. Il devient un marqueur de la communauté gay avant d’être récupéré par l’industrie musicale sous l’influence de laquelle il devient le symbole d’une musique commerciale et apolitique. Dans le sillage du rock, le punk naît à New York mais prend son essor dans les pubs de Londres. Ce mouvement musical se distingue par son agressivité sonore et esthétique et produit des chansons traduisant le malaise social d’une partie de la jeunesse (No Future, Just destroy, Anarchy in the UK, …). Les codes esthétiques punks sont néanmoins également rapidement repris par la culture mainstream, mettant une nouvelle fois sur la table le débat sur la récupération des cultures contestataires par l’industrie musicale et de la mode.
Bibliographie :
Elisa CAPDEVILA, La Documentation photographique. Culture, médias, pouvoirs aux Etats-Unis et en Europe occidentale, 1945-1991, n°8128, mai 2019.
Laurent MARTIN (dir.), Culture, médias, pouvoirs. Etats-Unis et Europe occidentale, 1945-1991, Paris, Atlande, 2019.