De la Préhistoire à nos jours, la forêt de l’actuel territoire français a été façonnée par les hommes en fonction de leurs besoins, qu’ils soient agricoles, pastoraux ou industriels. L’histoire des espaces boisés voit ainsi se suivre périodes de destructions, déboisements et friches, acclimations et reboisements, mais aussi protection du patrimoine forestier. Comment les hommes ont adapté la forêt à leurs besoins sur l’actuel territoire français au cours des siècles ? Comment ces hommes ont-ils perçu la forêt ? Quelles ont été les grands rythmes scandant l’histoire de la forêt ?
L’homme aux bois
De la fin du Néolithique aux migrations germaniques
Quelle forêt connaissaient les hommes qui peuplaient l’actuelle France 2000 ans avant notre ère ? Jusqu’au XIXe siècle, l’idée admise est que les premiers défrichements s’étaient faits sur une forêt vaste et dense couvrant à peu près l’ensemble du tapis végétal. Les études modernes, s’appuyant sur l’anthracologie (étude des charbons de bois), la carpologie (étude des paléosemences), l’archéozoologie, montrent au contraire que l’espace végétal, marqué encore par les dernières glaciations, ressemblait plutôt à une mosaïque combinant des forêts, des landes, des prairies, des bois clairs, des marécages, marais et tourbières. A partir du Néolithique, les hommes ont attaqué les zones de faible couverture forestière pour étendre les prairies, les espaces de culture et de pacage.
Les hommes considéraient ces forêts comme des espaces sacrés, pleines d’esprits et de diverses créatures. Les Celtes possédaient de multiples dieux liés au bois comme Esus, dieu forestier de la guerre, de la mort violente et des récoltes, Nemausos, dieu des bois, des fontaines, et des sources sylvestres, Vosegus, le dieu chasseur, maître des Vosges, ou Arduina, déesse du sanglier, protectrice de la forêt des Ardennes. Les bois abritaient des forces surnaturelles. Lucain (39-65) raconte dans La Guerre civile la panique des légions romaines de Jules César qui avaient reçu l’ordre d’abattre les arbres vénérés par les Gaulois : « Ils craignaient, s’ils frappaient les troncs sacrés, que les haches ne revinssent sur leurs propres membres ».
Après la conquête romaine va s’opérer une distinction forêt/civilisation, la silva (forêt) étant au monde sauvage ce que l’ager (espace cultivé) est au monde civilisé. Les bois n’appartenaient d’ailleurs pas au domaine de la cité, l’espace forestier était couramment appelé locus neminis « lieu n’appartenant à personne ». Le romain et le gallo-romain délaissaient les ressources de la forêt pour les récoltes de l’agriculture et les produits de l’élevage (pain, vin, huile). La forêt et plus globalement le saltus (espace inculte) renvoyaient à la grossièreté, au désordre, à la barbarie, et tendaient à reculer devant les mises en culture.
La civilisation du bois (Ve-Xe siècles)
Avec l’effondrement de l’Empire romain et les migrations barbares (IV-Ve siècles), la forêt reprit sa revanche sur les espaces cultivés, la barbarie sur la civilisation. Le déclin des villes, la déprise démographique firent avancer les forêts sur les espaces abandonnés. Ces deux siècles furent également marqués par un changement climatique, le climat sec et doux étant remplacé par un climat plus froid et humide. Pour les clercs du haut Moyen Âge, la forêt, privée de la lumière de Dieu, devint l’antre du Malin, d’autant plus qu’elle était le foyer de pratiques païennes encore vivaces. Charlemagne, lors de sa première campagne contre les Saxons qu’il souhait convertir (772), détruisit Irminsul, tronc d’arbre gigantesque qui passait pour soutenir la voûte céleste.
Les hommes pourtant s’adaptèrent et une économie agro-sylvo-pastorale se mit en place. Le paysan était à la fois agriculteur, berger et forestier. Les substances végétales en décomposition dans la forêt servaient d’engrais pour le potager, le bétail allait se nourrir dans le bois, et le paysan pouvait y chasser (la forêt n’étant pas encore le domaine réservé des seigneurs). Le bois était également indispensable pour le feu, pour fabriquer les outils agricoles et artisanaux, bâtir les habitats, etc. La forêt fournissait aussi des ressources en cas de disette : fraises des bois, framboises, myrtilles, merises, nèfles, sorbes, alises, … La forêt restera jusqu’à l’époque contemporaine l’« ultime recours des affamés » (Jacques Brosse).
L’exploitation des richesses de la forêt va faire peu à peu l’objet d’une codification. Le seigneur, s’il détenait le pouvoir sur les bois, devait en partager l’usage avec la communauté paysanne. Les vilains pouvaient venir se servir dans la forêt selon leurs besoins. Le droit d’affouage permettait de ramasser du bois pour le feu, le droit de marronnage autorisait la coupe de perches pour fabriquer des piquets et outils, ceux de panage et de glandée permettaient d’amener des porcs dans une chênaie et de ramasser des glands.
Le terme de forestis (silva) puis de foresta apparurent en latin sous les rois mérovingiens dans les diplômes de Childebert II (v. 570-595) et de Sigebert III (v. 631-656). La silva forestis était la forêt réservée au souverain pour le bois et la chasse, les forestieri étant les agents royaux chargés de son administration.
Le recul des forêts
Les grands défrichements (XIe-XIVe)
Détail des Très Riches Heures du duc de Berry (XVe).
A partir du Xe siècle, l’Europe entra dans une phase de croissance démographique et économique. La forêt recula face aux nouvelles terres mises en culture et aux nouveaux foyers de peuplement (faubourgs, villeneuves). La contraction de l’espace boisé et l’accroissement des besoins en bois posèrent vite des problèmes, et certains contemporains (comme Suger, l’abbé de Saint-Denis) eurent conscience de la nécessité de protéger la forêt. Les grands délimitèrent sur leurs domaines des espaces protégés, surveillés par des agents seigneuriaux, où les manants devait payer l’accès au bois quand il n’en étaient pas interdits. Cette privatisation d’une partie des forêts répondait aussi à des raisons financières : avec l’essor des villes et de l’artisanat, le bois devenait une marchandise (bois d’oeuvre et bois de feu). La gestion devint aussi plus rationnelle avec des coupes réglées, planifiées dans le temps, et la préservation de baliveaux, jeunes arbres destinés à repeupler les bois avec leurs semis. En 1318, Philippe V fonda pour les forêts royales la maîtrise des Eaux et Forêts, chargée de la conservation des bois, de la police des eaux navigables, du curage des rivières, de la surveillance de la chasse et de la pêche. Ce service royal était dirigé par le grand maître ou verdier, les officiers royaux exerçaient des fonctions administratives, de police, judiciaires (avec les tribunaux forestiers) et de levée de taxes. Le grand maître rendait justice en appel dans les juridictions des Parlements de Paris et de Rouen, au siège des Tables de marbre.
La forêt devint le lieu de chasse exclusif du seigneur, loisir dédaigné par les Romains qui le trouvait vil à laisser aux esclaves et affranchis. Ce goût vient des Germains dont la noblesse prétendait descendre. Ce loisir était réputé formateur et propre aux guerriers : « La chasse revient de droit à l’homme, comme la danse à la femme » (Albert Ier de Habsbourg, 1298-1308). Pour les ecclésiastiques, l’image de la forêt avait changé. Ce n’était plus le lieu du diable mais un « désert », un lieu de retraite où l’on venait méditer. Robert d’Arbrissel fonda ainsi l’abbaye de la Roë (1098) dans la forêt de Craon, en Anjou.
La peste noire (à partir de 1347) et la guerre de Cent Ans viennent stopper les défrichements. Les hommes, moins nombreux, virent les arbres et la végétation sauvage envahir des espaces autrefois cultivés. Ce temps de répit pour la forêt fut néanmoins court.
La forêt moderne (XVe-XVIIIe)
Dès la fin du XVe siècle, le mouvement de recul des forêts reprit. Le bois devenait une marchandise de première importance, pour les villes, les forges, les hauts-fourneaux, les chantiers navals dans le cadre d’une économie pré-capitaliste. Bordeaux se fournissait en bois dans le Périgord, par le biais de la Dordogne ; Lyon allait chercher le sien dans les massifs de Bourgogne ; Marseille faisait venir du bois lointain, du Dauphiné, du Vivarais et de la Corse. Les chantiers navals des villes portuaires étaient très gourmands : un seul bâtiment de ligne de taille moyenne exigeait entre 3000 et 4000 chênes et des sapins de grande longueur pour la mâture. Lors de la Révolution, en temps de paix, la consommation annuelle de ces chantiers était évaluée à près 650.000 mètres cubes de bois, le double en temps de guerre. Au XVIIe siècle, les grandes manufactures – ainsi que des briqueteries, petites forges, tuileries, etc. – s’installèrent dans les régions forestières pour économiser le coût de l’acheminement du bois.
Grâce aux progrès des mathématiques et de la cartographie, la gestion des bois devint plus rationnelle et plus rigoureuse. Au XVIIIe siècle naquit une nouvelle science dont l’objet était les essences forestières : la sylviculture. Des savants partis au Nouveau Monde étudièrent les accroissements annuels de volume, les cycles de dépérissement des espèces locales pour tenter d’en d’adapter en France lorsqu’elles se révélaient intéressantes.
Devenus une valeur marchande essentielle, les bois devaient être protégés. D’ailleurs, les discours alarmistes sur le risque de disparition des forêts, apparus au Moyen Âge, ne cessèrent de s’amplifier. Le seigneur voulant tirer profit de son bois, il n’entendait pas que les paysans aillent y chercher des branchages ou que leurs bêtes aillent pâturer dans la forêt. Les conflits d’usage s’intensifièrent entre des paysans qui se considéraient dans leur droit naturel et des seigneurs désireux de protéger leurs massifs. Beaucoup de seigneurs mirent par écrit de nouvelles règles encadrant l’accès au bois mais les communautés paysannes n’hésitaient pas à brandir les veilles chartes médiévales témoignant de leurs anciens droits. Placés dans cette situation de conflit d’intérêts, un certain nombre de seigneurs et le roi rachetèrent les droits d’usage sur une partie du bois et cédèrent le reste du massif à la commune qui pouvait alors en jouir pleinement, dans une optique de « chacun chez soi ».
Les rois de France renforcèrent l’arsenal législatif pour mieux contrôler l’exploitation des bois. En 1537, François Ier obligea les ecclésiastiques et les communautés rurales à demander l’autorisation des Parlements pour la vente de bois centenaires. Colbert, en 1669, soumit avec une ordonnance les coupes de bois de futaies situées à 12 lieues de la mer et à 2 lieues des rivières navigables à la même contrainte. En 1723, cette obligation fut étendue à l’ensemble du territoire. A partir de 1573, les agents du roi devaient favoriser la croissance des arbres centenaires des domaines du roi. Partout les amendes s’aggravèrent pour les paysans ne respectant pas les règles. L’Etat monarchique centralisateur chercha à lutter contre les particularismes locaux en matière sylvicole et à s’imposer dans les provinces peu accessibles ou récemment rattachées au royaume, avec plus ou moins de succès.
Le retour des forêts
Le temps des reboisements (XIXe)
A la fin du XVIIIe siècle et au XIXe plusieurs géographes et agronomes développèrent l’idée d’un « ordre naturel », équilibre dans lequel la forêt tiendrait une place centrale : Jean-Baptiste Rougier de la Bergerie publia ainsi Les forêts de France en 1817, dépeignant le désastre de la déforestation et Jean-Antoine Rauch la Régénération de la nature végétale en 1818.
Ce n’est plus seulement un manque de bois que l’on se mit à redouter, mais un dérèglement profond de l’ordre naturel, entraînant de nombreuses catastrophes. Selon les tenants de cette doctrine pré-écologique, les forêts équilibreraient les températures et climats, feraient barrage aux vents, favoriseraient les pluies, purifieraient l’air. Les crues et inondations qui frappèrent la France entre 1840 et 1856 furent perçues davantage comme une conséquence du déboisement que de la plus forte pluviosité accompagnant la fin du petit âge glaciaire (XVe-XIXe). Les officiers des Eaux et Forêts et quelques ingénieurs des Ponts et Chaussées prônèrent des reboisements massifs. Ces avocats des plantations de masse jouaient, sur le ton alarmiste, autant avec les arguments scientifiques (pour convaincre les rationalistes imprégnés de l’idée de progrès) qu’avec la nostalgie de la forêt (pour les romantiques). Ce discours fédérateur réussit à convaincre. Napoléon III régénéra la forêt des Landes et promulgua en 1860 une loi sur le reboisement des montagnes. La loi fut cependant un échec : 1.100.000 hectares devaient être reboisés sur dix ans, seuls 37.600 hectares furent effectivement reboisés. L’empereur montra l’exemple sur ses domaines : ainsi, dans son domaine de Solférino (Landes), il fit planter 7.654 hectares.
L’avancée des forêts (XXe)
Au-delà des reboisements, les forêts doivent leur renouveau à la fin du système agro-sylvo-pastoral, des années 1860 aux années 1930. L’introduction des légumineuses (trèfle et luzerne enrichissant le sol en azote), des engrais chimiques, les progrès de la mécanisation, la modernisation des méthodes d’élevage, la spécialisation des cultures permirent d’augmenter la productivité sans avoir recours aux ressources sylvo-pastorales (fumure des troupeaux, pacage dans les sous-bois). Les espaces agricoles, pastoraux et sylvicoles n’étaient plus complémentaires mais indépendants. Dans le domaine de l’industrie, les nouvelles énergies (gaz, électricité et pétrole) mettaient fin à de nombreuses filières d’exploitation du bois.
Aussi, la part de la population rurale diminua fortement à partir de la fin du XIXe siècle. Devenus moins nombreux, les habitants des campagnes exerçaient une pression moins forte sur les bois. En 1882, la population vivant de l’agriculture constituait environ 48 % de la population française ; en 1946, elle était encore supérieure à 30 % ; de nos jours elle est inférieure à 5 %.
La forêt devint un lieu de loisirs pour les citadins en mal de nature (randonnées, parcs accrobranches, etc.). La forêt est toujours exploitée sur son bois, mais plus dans les mêmes proportions qu’autrefois. En 1964 fut créé l’ONF (Office national des forêts), remplaçant le corps des Eaux et Forêts, et chargé de la gestion des forêts publiques.
La superficie sylvicole a doublé dans la France métropolitaine depuis le début du XIXe siècle. En 2005, elle couvrait 15,5 millions d’hectares contre 14,6 millions d’hectares en 1981. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la forêt se serait étendue de 50.000 kilomètres carrés, une superficie plus grande que la Suisse. Malgré tout, les angoisses liées à la forêt n’ont pas disparu. Pluies acides, incendies de forêt, pollution marquent les esprits et font croire à un recul des forêts, (fausse) impression appuyée par le recul des bois dans les zones péri-urbaines.
Bibliographie :
BROSSE Jacques, L’aventure des forêts en Occident : de la Préhistoire à nos jours, Paris, J.-C. Lattès, 2000.
CHALVET Martine, Une histoire de la forêt, Paris, Seuil, 2011.