Le libéralisme économique du XIXe siècle entraîna au niveau social une situation inédite. La bourgeoisie pouvait pratiquer pratiquement sans obstacle des activités diverses avec une main d’oeuvre pauvre venue de la campagne et s’installant en ville. Cette population de déracinés, soumise dans les grandes manufactures de la seconde moitié du siècle à des conditions de travail d’une grande pénibilité, sans protection, frappa les milieux chrétiens. Les partis politiques au pouvoir au XIXe ne se souciaient pas de la question sociale, cette question sociale relevant selon eux du domaine privé ou caritatif. Plusieurs grands catholiques comme Mgr Affre, René La Tour du Pin et surtout Albert de Mun s’engagèrent contre la lutte pour la pauvreté. Si des initiatives vinrent du clergé, il n’y eu pas cependant de véritable doctrine sociale de l’Eglise avant la parution de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, en 1891.
Un pape « moderne »
Léon XIII vers 1898.
Vincenzo Gioacchino Raffaele Luigi Pecci, né en 1810 près de Rome, devint le 257e pape de l’Eglise catholique en 1878 sous le nom de Léon XIII (jusqu’en 1903). Il rompit avec la politique très conservatrice de son prédécesseur Pie IX, lequel avait publié en 1864 l’encyclique Quanta cura accompagnée du Syllabus condamnant les idées « modernes » (le socialisme, le libéralisme, le rationalisme, le gallicanisme, la liberté de conscience et de culte, etc.).
Léon XIII initia le ralliement des catholiques français à la IIIe République, voyant la possibilité d’une nouvelle Restauration s’éloigner, ce qui scandalisa les monarchistes. En 1890, à sa demande, le cardinal Lavigerie porta à Alger un toast à la République. C’est l’année suivante qu’il publia la première encyclique sociale, Rerum Novarum.
Ni socialisme, ni libéralisme
Une grande partie de l’encyclique est consacrée à une réfutation de l’erreur socialiste. Plusieurs idées sont développées contre le socialisme. En premier lieu, la propriété privée est considérée est un droit fondamental de l’homme : l’homme supérieur aux choses par son intelligence a « non seulement la faculté générale d’en user » mais aussi « le droit stable et perpétuel de les posséder ». Le pape affirme ensuite que l’inégalité est naturelle, les hommes sont différents par leur intelligence, leur talent, leur habileté, leur santé et leur force. Une certaine justification de la division de la société en classes y est donnée. En revanche, il est estimé « honteux et inhumain […] d’user de l’homme comme un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en fonction de la vigueur de ses bras » et de ne pas donner aux travailleurs un repos suffisant.
Le pape mène aussi la lutte contre l’individualisme issu des principes de la Révolution française. Il est posé la question du juste salaire. Léon XIII estime que les lois divines et humaines réprouvent l’exploitation de la pauvreté et de la misère. Le salaire doit être suffisant pour faire subsister l’ouvrier dans de dignes conditions. L’Eglise ne considère donc pas la force de travail comme une marchandise comme les autres. Sur le sujet de l’intervention de l’Etat, Léon XIII rejette l’idée socialiste d’une omniprésence de l’Etat mais affirme en revanche contre la doctrine libérale que l’Etat a un devoir d’intervention dans le domaine économique, en particulier dans la défense des plus faibles. « La classe riche se fait un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. Le peuple pauvre, au contraire, sans richesses pour le mettre à l’abri des injustices, compte surtout sur la protection de l’Etat ». Sur les associations, le pape considère comme légitime le syndicalisme ouvrier.
Les interprétations de l’encyclique
L’encyclique a été interprétée différemment selon les familles politiques. Les catholiques libéraux ne remettent pas en question l’apport de la Révolution française, tant au niveau économique que social. Ils refusent l’interventionnisme de l’Etat et le salaire minimum, considérant la disparition de la misère comme une utopie, la charité seule pouvant constituer un palliatif. Gustave Théry, un avocat lillois catholique, rappelle dans son ouvrage Exploiteurs et exploités (1895) que Jésus disait « vous aurez toujours des pauvres parmi vous » et « l’humiliation de la pauvreté est voulue par Dieu ». Ces catholiques libéraux prônent plutôt le paternalisme comme solution à la détresse du monde ouvrier.
Les catholiques sociaux en revanche ont une lecture différente de Rerum Novarum. La justice sociale est considérée comme supérieure à la charité jugée inefficace. Ces catholiques sociaux réclament une intervention de l’Etat dans le domaine de la législation sociale pour améliorer le sort des ouvriers. Le salaire juste est défini comme le salaire minimum pour pouvoir mener une vie honnête et il inclut le soutien à la famille.
Un impact mitigé
Des associations militantes catholiques prennent un tournant plus social comme l’ACJF (l’Association catholique de la jeunesse française) qui placarde sur les murs de grandes affiches portant le texte de l’encyclique. En 1903, cette association compte 12 000 membres ; en 1914 elle en compte 140 000. De nombreux congrès sociaux sont organisés par l’ACJF. Une autre association du même type est le Sillon, mouvement fondé par Marc Sangnier en 1894, qui compte environ 20 000 membres en 1904. Le journal édité par l’association, Le Sillon, vise à réconcilier le monde ouvrier et le catholicisme.
Un syndicalisme ouvrier naît et regroupe 25 000 à 30 000 membres en 1913, ce qui est peu par rapport aux syndicats non chrétiens : la CGT par exemple comptabilise environ 450 000 syndiqués en 1912. A Paris, le syndicat chrétien des Petits-Carreaux donnera naissance à la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens).
En 1904 à Lyon sont créées les semaines sociales de France, une université itinérante, par Marius Gonin et Adéodat Boissard. Les semaines sociales donnent des cours de doctrine et de pratique sociale et a pour but de faire connaître la pensée sociale de l’Eglise. Cette initiative rencontre un grand succès : alors que l’on attendait 200 auditeurs réguliers, 500 viennent. L’expérience est renouvelée les années suivantes, en 1905 à Orléans, en 1906 à Dijon, en 1907 à Amiens et ainsi de suite ; avec une croissance régulière du nombre d’auditeurs.
Les conséquences de Rerum Novarum restent limités dans le milieu ouvrier principalement à cause de l’anticléricalisme militant qui imprègne cette classe sociale. Cet anticléricalisme se retrouve dans les chansons ouvrières, par exemple la Marche anticléricale, chanson de Montéhus publiée en 1904 et inspirée de L’Internationale. La chanson commence ainsi : « C’est la chute finale / De tous les calotins, / L’anticléricale / Voilà notre refrain ». Le chansonnier Ravachol a écrit pour sa part en 1894 L’bon Dieu dans la merde dans le 6e couplet est : « Si tu veux être heureux / Nom de Dieu ! / Pends ton propriétaire / Coup’ les curés en deux / Nom de Dieu ! / Fous les églis’ par terre / Sang-Dieu ».
D’un autre côté, bon nombre de figures socialistes comme Jules Guesde, cofondateur de la SFIO, ou Paul Lafargue se revendiquent athées et fiers de l’être. Jean Jaurès, après la publication de l’encyclique, accuse l’Eglise de conforter les classes dirigeantes en se faisant contrepoids du socialisme et d’essayer d’attirer à elle le monde du travail. Il dira dans La Dépêche de Toulouse en 1892 que « l’Eglise ne s’est tournée vers les faibles que le jour où ils ont commencé à être une force ».