Le 21 mai 2001 a été promulguée la loi Taubira, reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. L’article 1er affirme que « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité ». La loi semble oublier que la traite des esclaves était pratiquée de tous temps et par tous les peuples. La traite ne commence pas au XVe siècle et la culpabilité ne repose pas uniquement sur les pays occidentaux ! En effet, il existe une autre traite majeure, bien moins souvent évoquée : la traite négrière pratiquée par les musulmans, laquelle dura plus de mille ans (VIIe-XXe siècles), précédant celle des Européens et lui survivant.
L’approvisionnement
L’approvisionnement se faisait par razzia, tribut ou négoce. Les principales régions pourvoyeuses étaient la Nubie, le Soudan, l’Ethiopie, l’Abyssinie. Un des premiers accords connu consistant (entre autres) en un tribut en esclaves est celui conclu avec Kalidurat, roi des Nubiens, soumis en 642 par les musulmans d’Abd Allah ibn Sarth : « vous livrerez chaque année trois cent soixante esclaves des deux sexes qui seront choisis parmi les meilleurs de votre pays et envoyés à l’imam des musulmans. Tous seront sans défaut. Il ne se trouvera, dans le nombre, ni vieillard décrépit, ni vieille femme, ni enfant au-dessous de l’âge de la puberté. »
A la différence des Européens, les Arabo-musulmans étaient largement impliqués dans les opérations de chasse à l’homme. Lors des razzias, deux à trois individus étaient tués pour un Noir capturé. A partir de là, les captifs traversaient le continent africain, via les routes transsahariennes, vers les marchés. L’épuisement, la malnutrition, le manque d’eau font succomber 20 à 30 % des captifs sur le chemin. Ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient abattus. Lorsque les captifs traversaient la mer à bord de navires, les malades étaient jetés par dessus bord de peur qu’ils ne contaminent les autres.
Les Occidentaux du XIXe siècle ont laissé de nombreux témoignages sur la traite négrière arabo-musulmane. Les Britanniques Clapperton et Denham suivirent ainsi en 1822 pendant cinq jours des esclavagistes ramenant vers le Nord leurs victimes. Ils racontent que la route était jalonnée de dizaines de cadavres.
Il faut rappeler que le Coran interdit de réduire un musulman en esclavage et les docteurs de la Loi le rappelleront. Les esclavagistes musulmans ne pouvaient donc s’approvisionner que chez les infidèles : Noirs animistes en Afrique et Blancs chrétiens au Nord de la Méditerranée. Mais un moyen de contourner l’interdit de la Loi islamique consistait à considérer comme mauvais croyants (musulmans de façade) ceux que l’on réduisait en servitude voire à les accuser d’hérésie. Les souverains d’Egypte et du Maghreb lancèrent ainsi de nombreuses razzias dans des zones islamisées parfois de longue date. Ainsi en 740, les Berbères et Kharidjites accusés d’hérésie se révoltèrent sous la conduite de Maisar dit le Pauvre et plusieurs tribus prirent Tanger ; ils furent écrasés en la même année et une partie d’entre eux furent réduits en servitude. Même phénomène en 1077 où des centaines ou peut-être milliers de femmes berbères musulmanes issue d’une tribu déclarée hérétique furent capturées et vendues sur le marché du Caire.
Foires et marchés aux esclaves
L’exposition des captifs
Marché aux eslaves au Yémen (XIIIe).
Sur les marchés, les esclaves étaient exposés, sur les places fréquentés des grandes villes, nus comme du bétail. Ils étaient regardés, palpés puis testés (course, saut) afin que soient mises en évidence les éventuelles infirmités. Le français Pierre Dan rapporte, dans son Histoire de la Barbarie et de ses corsaires (1649), pour Alger : « Il y a, pour cet effet, des courtiers, lesquels, bien versés en ce mestier, les promènent enchaînés le long du marché, criant le plus haut qu’ils peuvent à qui veut les acheter… les font mettre tous nus comme bon leur semble, sans aucune honte. Ils considèrent de près s’ils sont forts ou faibles, sains ou malades, ou s’ils n’ont point quelque playe ou quelque maladie honteuse qui les puissent empêcher de travailler. Ils les font marcher, sauter, cabrioler à coups de bastons. Ils leur regardent les dents, non pour sçavoir leur âge mais pour apprendre s’ils ne sont point sujets aux catharres et aux déflexions qui pourraient les rendre de moindre service. Mais, sur toutes choses, ils leur regardent soigneusement les mains, et le font pour deux raisons. La première pour voir, à la délicatesse et aux celles, s’ils sont hommes de travail, la seconde, qui est principale, afin que, par la chiromancie à laquelle ils s’adonnent fort, ils puissent reconnaître aux lignes et aux signes si tels esclaves vivront longtemps, s’ils n’ont point signe de maladie, de danger, de péril, de malencontre ou si même, dans leurs mains, leur fuite n’est point marquée. ».
Une particularité de la traite arabo-musulmane est le commerce des eunuques. Certains jeunes garçons africains voyaient leurs appareils génitaux mutilés afin de devenir eunuques pour les harems. On estime que seuls 10 à 20 % de ces jeunes survivaient à l’opération (au XIXe siècle, Charles Gordon, gouverneur de Khartoum, parle d’un enfant sur 200). Ces eunuques, produits de luxe, ainsi que les jolies femmes, futures concubines, ne se trouvaient qu’en des lieux réservés, loin des regards, parfois dans des maisons particulières.
Les prix et les guides
En ce qui concerne les prix, l’on tenait compte de l’état physique du captif, de ses aptitudes et de ce qu’on pouvait attendre de son comportement. Ensuite, le prix variait selon l’ethnie, la couleur de peau. Les femmes des Abyssines et des Gallas (peuple d’Ethiopie) étaient considérées comme les plus belles de toute l’Afrique. Au contraire, les Nubiennes étaient perçues comme les plus laides de toutes et se vendaient à bas prix. Des rumeurs et légendes circulaient sur chaque peuple d’Afrique. Ainsi, certaines Noires se voyaient attribuer des pouvoirs sexuels secrets. Savants et encyclopédistes rédigeaient des guides pour les acheteurs d’esclaves où ils consignaient les qualités et défauts de chaque ethnie, des aptitudes au travail ou à l’amour. Ces ouvrages étaient revus et complétés au fur et à mesure des nouvelles découvertes.
L’homme noir méprisé
Les géographes et historiens arabes expliquaient la diversité ethnique humaine par la théorie des climats, héritée de Ptolémée et des Perses. Ainsi pour le célèbre géographe al-Idrisi (1100-v.1165), connu pour avoir été à la Cour du roi Roger II de Sicile, la Terre est divisée en sept climats, zones latitudinales étalées de l’équateur au pôle. Pour cet auteur, et pour tous les auteurs arabes, la couleur de peau des hommes, leurs moeurs, leurs croyances dépendent du climat. Saïd ben Ahmad Saïd (1029-1070) écrit que dans les pays des Noirs « l’air est brûlant et le climat extérieur subtil. Ainsi le tempérament des Sûdans devient-il ardent et leurs humeurs s’échauffent ; c’est aussi pourquoi ils sont noirs de couleur et leurs cheveux crépus. Pour cette raison sont anéantis tout équilibre des jugements et toute sûreté dans les appréciations. En eux, c’est la légèreté qui l’emporte et la stupidité et l’ignorance qui dominent ». Al-Dimeshkri (début du XIVe siècle) affirme que la couleur des Noirs est due au soleil qui « les brûle comme un feu » et rend leur cerveau humide, leur intelligence faible : « Leur mentalité est proche de celle des animaux ».
Certains savants n’hésitent pas à colporter des fables et légendes sur certaines ethnies noires. L’Afrique profonde est perçue comme une terre étrange, remplie de merveilles et de monstres. Ibn’al-Hakam (803-871) raconte dans son Histoire de la conquête de l’Egypte, du Maghreb et du Maroc que le général vainqueur dans le Sous en 734 ramena parmi les nombreux esclaves capturés, « une ou deux filles d’une race dont les femmes n’ont qu’un seul sein ». De la même façon, Abu Hâmid (1080-1170) rapporte que dans l’un des déserts du Maghreb vit « un peuple de la descendance d’Adam. Ce ne sont que des femmes. Il n’y a aucun homme parmi elles et aucune créature de sexe mâle ne vit sur cette terre. Ces femmes vont se plonger dans une certaine eau et deviennent enceinte. Chaque femme donne naissance à une fille, jamais à un fils ».
Quelle est l’importance de la traite ?
Les estimations restent vagues sur le nombre de Noirs touchés par la traite. Le chiffre couramment admis est de l’ordre de 17 millions (contre 11 millions pour la traite atlantique). Les récits des explorateurs européens du XIXe siècle, tel Livingstone, choquèrent l’opinion publique et permirent l’essor du mouvement anti-esclavagiste. L’africaniste Bernard Lugan note que « la lutte contre la traite fut […] le résultat d’une mobilisation philanthropique et elle déboucha en partie sur la colonisation de l’Afrique » (Histoire de l’Afrique des origines à nos jours, p. 384). « Sans la conquête coloniale, des millions de Noirs auraient continué à prendre le chemin des marchés d’esclaves de Zanzibar puis ceux du Caire, d’Alexandrie, de Mascate ou d’ailleurs. »
Bibliographie :
HEERS Jacques, Les négriers en terre d’Islam, Paris, Perrin, 2003.
LUGAN Bernard, Histoire de l’Afrique, des origines à nos jours, Paris Ellipses, 2009.
Documentaires :
La traite négrière (Arte)