La culture populaire est la culture du peuple, lequel est traditionnellement opposé aux élites. Le clivage qui sépare ces deux cultures est néanmoins loin d’être imperméable : la monarchie tente d’harmoniser les cultures « régionales » tandis que les élites tendent à imposer leur manière d’être, caractérisée par la retenue, le contrôle des pulsions et la pudeur. Si le XVIIIe siècle est le siècle du mépris de cette culture populaire, paradoxalement celle-ci suscite l’intérêt à des fins d’apprivoisement, de contrôle des masses.
Le jugement des élites sur le peuple
Le siècle des Lumières est celui du mépris du peuple, considéré comme « une multitude aveugle et bruyante » (d’Alembert). Ce mépris n’est pas nouveau, se retrouvant déjà au XVIe siècle : « Le vulgaire est une bête sauvage, tout ce qu’il pense n’est que vanité, tout ce qu’il dit est faux et erroné, ce qu’il réprouve est bon, ce qu’il approuve est mauvais, ce qu’il loue est infâme, ce qu’il fait et entreprend n’est que pure folie » (Pierre Charon, De la sagesse, 1601). D’Holbach considère qu’ « il n’y a qu’un très petit nombre d’individus qui jouissent réellement de la raison ou qui aient les dispositions et l’expérience qui la constituent ». Voltaire conseillait à d’Alembert : « Portez-vous bien, éclairez et méprisez le genre humain » (lettre de 1757). Si ce discours est méprisant, les élites cherchent néanmoins à connaître l’état d’esprit de la population et les bruits qui courent : à Paris, rapporte Louis-Sébastien Mercier, « La Cour est fort attentive aux discours des Parisiens : elle les appelle les grenouilles. Que disent les grenouilles ? Se demandent souvent les princes entre eux. » (Tableau de Paris). En 1745, le contrôleur général Orry ambitionne de dresser un état de l’ « esprit public des populations » du royaume en utilisant des méthodes plutôt originales : il conseille aux intendants de « semer les bruits » d’une augmentation des impôts, puis de relever les marques de l’émotion engendrée.
Puis on tente de contrôler les masses. La monarchie propose à tous les habitants du royaume les mêmes fêtes, rituels et cérémonies : l’entrée du roi dans la ville, un mariage princier, un Te Deum,… De même, l’Eglise tente d’imposer un modèle auquel tous doivent s’identifier, par le biais de l’histoire des saints, les sermons ou catéchismes. Les cultures régionales s’harmonisent dans un processus d’acculturation : l’historien Benoît Garnot parle de « dressage culturel ».
Aspects de la culture populaire
La famille
Nicolas Lancret. Le repas de noces (1735).
Contrairement aux idées reçues, la famille typique dans la France de l’Ancien Régime est la famille conjugale limitée aux parents et aux enfants (et non la famille large étendue aux grands-parents, aux oncles et cousins). Il peut arriver qu’elle se recompose suite à la mort de l’un des deux parents. Le nombre d’enfants n’est pas non plus très élevé : 3-4 environ. Tout au long du XVIIIe siècle se développe ce que des historiens appellent le « refus de l’enfant » ; un comportement malthusien se développe : on fait moins d’enfants pour mieux s’en occuper tandis que le recours aux pratiques contraceptives s’accentue (recettes de rebouteux, préservatifs en peau de porc, coït interrompu). L’âge du mariage est tardif et recule tout au long du siècle (28 ans pour les garçons, 25 ou 26 pour les filles) ; les remariages sont fréquents (un tiers des mariages implique un veuf ou une veuve).
La cellule familiale coïncide souvent avec le groupe de travail : le père est aussi le chef de l’exploitation et sa domination se caractérise par exemple par sa place à table. La femme a la quasi-exclusivité des travaux de la maison et du soin des enfants, elle aide aussi son mari pour certains travaux agricoles secondaires.
Le voisinage tient aussi un rôle important puisque tout le monde fréquente à peu près les mêmes personnes durant le travail et les loisirs. Ces relations de voisinage se marquent entres autres par l’échange de services ou d’outillages pour les travaux agricoles, les repas en commun, les rassemblements pour les veillées d’hiver, les jeux collectifs de boules et de quilles et les devoirs rendus pour les mourants des familles voisines.
Le raffinement des murs
Au XVIIIe siècle, de nombreux petits guides ou traités de politesse diffusent dans les milieux populaires l’art des bonnes manières, calqué sur les codes nobiliaires. C’est ainsi qu’au cours du siècle, il devient condamnable, même dans les milieux paysans, de mettre la main dans le plat commun : l’usage des ustensiles s’impose (à la fin du XVIIIe, à Chartres, trois habitants sur quatre possèdent des fourchettes et cuillères) ; chacun se retrouve maître de son assiette et de son verre. La promiscuité jouit désormais d’une mauvaise image : il est mal vu de dormir à plusieurs dans un même lit. On apprend aussi à se moucher dans un mouchoir. Le soin du corps gagne en importance et s’inscrit dans le discours scientifique et la croyance en le progrès véhiculés des Lumières ; la mortalité recule partout et les grandes crises démographiques s’espacent puis disparaissent. De nombreux petits traités médicaux ou hygiénistes sont écrits à destination de tous (L’Orthopédie ou l’art de prévenir et corriger dans les enfants les difformités du corps de Boisregard en 1741, l’Education médicinale des enfants de Brouzet en 1754, la Dissertation sur l’éducation physique des enfants de Ballexserd en 1762,…).
Dernier aspect significatif de la diffusion de la civilité : le recul de la violence. Les crimes jugés sont moins graves et les peines plus légères. La criminalité contre les personnes (meurtres, blessures, coups) recule tandis que celle contre les biens augmente.
Les lectures populaires
Même si le peuple est analphabète dans sa grande majorité, le livre est très présent dans les milieux populaires, même à la campagne. Ceux qui ne savent pas lire profitent des lectures collectives à haute voix durant les veillées de l’hiver. Un livre peut servir pour plusieurs familles. La Bibliothèque bleue, destinée spécialement aux plus pauvres, est la plus connue des collections populaires. Elle comporte des textes issus de genres variés (titres savants, livres religieux, astrologie, cuisine, jardinage, contes de fées, récits chevaleresques, farces,…) tirés d’ouvrages anciens ou de nouveautés dès que le privilège de l’éditeur initial parvient à expiration (souvent 12 à 14 ans). Les libraires n’hésitent pas à retoucher les textes pour les rendre accessibles aux milieux peu cultivés : des paragraphes superflus sont supprimés ou transformés, de nouveaux chapitres sont ajoutés ainsi que des titres et résumés.
Deux fléaux pour la monarchie : le jeu et la prostitution
Les hommes du XVIIIe siècle ont la passion du jeu, qui s’exprime tout particulièrement dans les jeux de hasard. A Paris, les joueurs de loterie se réunissent, dans les coins des rues, dans les cabarets, dans des maisons de jeu pour parier sur tel ou tel numéro. Cette pratique est largement condamnée par les moralistes qui y voient une menace pour l’économie (non-investissement d’une part de l’argent acquis) et la civilité (égoïsme et superstition). En 1793, la Révolution ira jusqu’à interdire la loterie nationale. La monarchie tente d’encadrer ces jeux afin d’éviter toute dérive, ce qui entraîne descentes de police et recours aux mouchards. La répression est particulièrement forte sur un tout autre domaine : la prostitution, fléau qui touche à Paris près d’une femme sur sept en âge de la pratiquer (25 000 personnes). La police arrête en moyenne 800 prostituées tous les ans, lesquelles sont jugées et enfermées provisoirement à l’hôpital de la Salpêtrière.
Etienne Jeaurat, Conduite des filles de joie à la Salpêtrière (1745).
L’éducation dans les milieux populaires
Les écoles
Sous l’Ancien Régime, l’éducation de l’enfant n’est pas faite principalement par les parents mais par les adultes du bourg (voisins, vieillards et amis), par la parole et le travail (association aux travaux des champs, apprentissage des comportements sociaux, etc.). La monarchie ne créé pas d’écoles, celles-ci sont fondées sur l’initiative de l’assemblée des habitants de la paroisse ou d’un bienfaiteur (souvent l’évêque). Dans les villes, des écoles de chant héritées du Moyen Âge subsistent, des petites écoles sont créés par la municipalité, des communautés dévotes ou des particuliers.
L’enseignement dans les écoles primaires au XVIIIe est surtout assuré par des congrégations spécialisées (la principale est celle des frères des Ecoles chrétiennes, fondée à Reims en 1679). Les garçons et les filles sont séparés, parfois, lorsqu’il n’y a qu’un seul maître d’école, celui-ci fait cours alternativement aux filles et aux garçons dans deux salles séparées. Quand les moyens sont insuffisants, une grange, le logis du maître ou le porche de l’église sert de salle de classe. Trois enseignements essentiels sont dispensés : l’éducation religieuse, l’instruction scolaire et des préceptes de civilités. L’enseignement scolaire consiste en l’apprentissage de la lecture et de l’écriture et la maîtrise du calcul (chiffres romains et arabes, les quatre opérations de base et des règles utilitaires : compter en deniers, sols et livres). Les préceptes de civilités concernent les manifestations du corps, les habits, la coiffure, les manières à table.
L’enseignement est gratuit pour les familles les plus pauvres, mais la perte de travail représenté par la scolarisation des enfants freine les progrès de l’éducation. La scolarité dure jusqu’à 14 ans mais peu restent jusqu’au bout. Par conséquent, l’analphabétisme, s’il recule au XVIIIe siècle, reste très présent : en 1686-1690, 28 % des hommes signent, contre 14 % des femmes ; peu avant la Révolution, on passe à 47 % et 26 %. Le Nord et le Nord-Est de la France sont davantage alphabétisés que le Sud.
Faut-il éduquer le peuple ?
La question de l’éducation du peuple est largement discutée dans le cercle des philosophes. De nombreux textes sont relatifs à ce sujet comme l’Emile de Rousseau (1762), le Mémoire sur l’éducation publique de Guyton de Morveau ou Le Temps perdu ou les écoles publiques (1765) de Maubert de Gouvest. La question « faut-il éduquer le peuple ? » sera posée en dissertation en 1780 aux élites académiques sur l’initiative de Frédéric II et d’Alembert. Les dissertations reçues répondent à peu près également oui et non. L’Eglise considère que l’instruction est utile à l’ordre public, l’ignorance entraînant l’oisiveté et le libertinage. Voltaire au contraire est opposé à l’éducation des masses, ayant crainte que les paysans ne désertent leurs terres : « Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manuvres, et non des clercs tonsurés [
]. Il est à propos que le peuple soit guidé et non qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être, il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants ».
Sources :
Benoît Garnot. Société, cultures et genres de vie dans la France moderne. Hachette supérieur, 2007.
Antoine de Baecque, Françoise Mélonio. Histoire culturelle de la France, T. 3, Lumières et liberté. Seuil, 2004.