Le XIXe voit, dans l’Europe du Nord-Ouest, l’avènement d’une agriculture moderne et capitaliste. Les révolutions industrielle et agricoles s’interpénètrent, l’industrie fournissant de nouvelles machines (comme la moissonneuse-batteuse) et permettant de nouvelles pratiques, et les mutations du monde agricole libérant des capitaux (investis en partie dans l’industrie) et entraînant un exode rural participant à l’industrialisation. En revanche, dans l’Europe de l’Est et du Sud, l’agriculture demeure à l’écart des innovations. L’agriculture de substance persiste et les structures politiques et sociales restent archaïques (le servage n’est ainsi aboli en Russie qu’en 1861). A début du XXe siècle, c’est une Europe du cheval de trait (l’Est et le Sud) qui s’oppose à une Europe du cheval-vapeur (le Nord-Ouest) dont l’agriculture est performante et intégrée au marché économique.
L’avènement d’une agriculture capitaliste
Les innovations techniques et scientifiques
C’est dans le Norfolk qu’apparaissent les premières innovations agricoles majeures. Des fermes-modèles utilisent le semoir mécanique, améliorent la sélection des races ovines et suppriment la jachère (repos de la terre pour la reconstitution du sol). Sur le continent, quelques fermiers entreprenants et grands propriétaires appliquent ces innovations dans leurs exploitations. La Saxe, qui implante ces méthodes nouvelles, devient ainsi une région en pointe en matière agricole, la betterave à sucre y étant cultivée de façon industrielle.
Parallèlement, un peu partout sont mises au point de nouvelles pratiques et techniques. La charrue Dombasle permettant des labours plus profonds se diffuse dans les années 1820 ; le début des années 1830 voit la mise au point de la moissonneuse par l’américain MacCormick ; le chimiste prussien Justus von Liebig perfectionne les engrais chimiques au milieu du siècle ; au milieu des années 1850 apparaissent les batteuses et moissonneuses-lieuses.
Les engrais chimiques (lithographie du XIXe siècle).
La mécanisation de l’agriculture accroît la production et donc la concurrence. L’utilisation des machines nécessite cependant de grandes surfaces agricoles pour qu’elles s’avèrent rentables, elles restent donc inaccessibles aux petits propriétaires. En France, les machines agricoles se répandent surtout à partir des années 1870, principalement dans une région au Nord d’une ligne Le Havre-Orléans-Belfort : la mécanisation y est une nécessité du fait des grandes étendues et de la raréfaction et la hausse du prix de la main d’oeuvre.
La spécialisation des régions agricoles
La révolution des transports permet le passage d’une économie de subsistance (où l’on produit d’abord pour soi) à une économie d’échanges et la formation d’un marché national. Les échanges devenant faciles et rapides grâce au développement du chemin de fer et des réseaux routiers, il n’est plus nécessaire sur un territoire donné de cultiver tout ce dont on a besoin. La spécialisation agricole permet un gain de productivité qui engendre de plus importants bénéfices pour les propriétaires. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs des plaines du Nord-Ouest de l’Europe se spécialisent dans la céréaliculture ; des fermiers d’Alsace et de la vallée de la Garonne se lancent dans le tabac ; les paysans de la vallée du Rhône cultivent le mûrier et vendent des cocons de vers à soie ; les fermiers normands convertissent beaucoup de terres en pâturages pour l’élevage.
De nouvelles cultures
Certaines cultures connaissent une grande expansion au cours du XIXe siècle. Le cas de la pomme de terre est emblématique. Découverte au XVIe siècle en Amérique par les conquistadors puis importée en Europe, elle suscite de la méfiance chez les paysans et se voit essentiellement destinée à l’alimentation animale. Au XVIIIe siècle est découvert sa forte rentabilité et sa capacité d’adaptation à toutes sortes de terres et de climats ; dès lors, la pomme de terre conquiert l’Europe. En 1900, la culture de la pomme de terre couvre 1,5 million d’hectares en France.
La culture de betterave connaît une progression importante. En 1747 en Prusse, Andreas Sigismund Marggraf découvre le procédé permettant de tirer le sucre de la betterave. La guerre entre l’Empire napoléonien et l’Angleterre au début du XIXe siècle, privant la France du sucre de canne produit dans les Antilles (blocus continental), conduit Napoléon Ier à soutenir la production du sucre de betterave. En 1812, le français Benjamin Delessert met au point, avec le chimiste Jean-Baptiste Quéruel, une méthode d’extraction industrielle du sucre à partir de la plante. La levée du blocus ne met pas fin à cette culture et, en 1848, l’abolition de l’esclavage dans les colonies favorise les betteraviers (hausse du prix du sucre de canne).
Enfin, le maïs, dont la culture a l’avantage de fournir de très bons rendements, s’étend au-delà du Sud-Ouest français dans lequel il était à peu près confiné au XVIIIe siècle.
La diversité européenne
L’Europe du Nord-Ouest : une agriculture moderne
L’Europe du Nord-Ouest voit l’apparition d’une agriculture moderne, qui n’est plus une agriculture de subsistance mais une agriculture capitaliste. Cette transformation est portée par la révolution des transports et rendue possible par les structures politiques et sociales.
Comme pour la révolution industrielle, l’Angleterre fait figure de pionnière : le mouvement des enclosures a débuté dès le XVIIIe siècle (clôture des pâturages) et entraîne l’individualisation des pratiques agricoles ; la jachère a disparu à la fin du XVIIIe siècle. Dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle naît une agriculture capitaliste aux mains de grands propriétaires, aristocrates titrés ou nobles non-titrés (la gentry).
En France, la Révolution a instauré la liberté de culture et de clôture des terres, liberté confirmée par le Code civil en 1804. En Île-de-France se développe une agriculture capitaliste autour du blé ; dans diverses régions françaises, des nobles « éclairés » (parfois légitimistes), tel le marquis de Forbin-Janson dans la vallée de la Durance, mettent en pratique les techniques nouvelles sur leurs terres et jouent un rôle stimulateur.
En Prusse, les hobereaux (gentilshommes des campagnes) imposent les engrais chimiques et les machines dans leurs exploitations. L’agriculture allemande, très performante, se tourne vers l’exportation (ceci explique qu’avant 1870, les Junkers – nobles propriétaires terriens – soient libre-échangistes).
Il ne faut néanmoins pas exagérer l’ampleur de la révolution agricole dans le Nord-Ouest de l’Europe : l’agriculture traditionnelle subsiste dans de larges portions de cette partie de l’Europe. En 1900, la jachère occupe ainsi encore environ 10 % des terres cultivables en France (contre 25 % en 1840).
La paye des moissonneurs, Léon-Augustin Lhermitte, 1882.
L’Europe du Sud et de l’Est : une agriculture traditionnelle
L’Europe du Sud et de l’Est reste dominée par l’agriculture de subsistance. Les paysans de certaines régions (comme en Russie) produisent et consomment ce dont ils ont besoin. Les grands propriétaires de latifundia (exploitations agricoles de grandes dimensions) voient surtout dans leurs terres une source de prestige social et le loyer qui y est attaché. Les techniques agricoles n’évoluent pas et le défrichage reste la méthode la plus courante pour accroître la production.
L’institution du servage perdure dans l’Europe orientale au XIXe siècle. Les révolutions de 1848 permettent de l’abolir dans les Etats allemands de l’Est et dans l’Empire d’Autriche. En Russie, il faut attendre 1861 pour qu’il soit mis fin au servage par le tsar Alexandre II. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans l’Empire russe, l’agriculture reste archaïque du fait du rachat par les paysans des droits seigneuriaux et de la propriété collective des anciennes terres seigneuriales (l’exploitation appartient au mir, c’est-à-dire la communauté rurale). Ce n’est qu’en 1910 que la Douma autorise les paysans russes à faire sécession à l’égard de la communauté et à réclamer une terre personnelle.
Dans l’Europe de l’Est et du Sud éclatent au XIXe siècle des révoltes paysannes du fait de la misère dans les campagnes et de l’absence d’espoirs d’amélioration de la condition paysanne. En Irlande (pays, bien que situé au Nord-Ouest de l’Europe, où les structures agricoles restent traditionnelles), la Ligue agraire fondée en 1879 par Michael Davitt et Charles Parnell organise une résistance violente des exploitants face aux landlords. En Sicile en 1893, le mouvement des « faisceaux » s’attaque aux propriétaires terriens, causant incendies et violences ; les paysans réclament la redistribution des terrains des latifundia. L’Espagne est secouée par des insurrections populaires, comme dans la région de Séville en 1857 ou dans la région de Cadix en 1868. En Russie, les masses paysannes adhèrent aux thèses socialistes révolutionnaires et se révoltent sporadiquement, obligeant l’armée à intervenir.
Les paysans et la vie politique : le cas français
La Restauration et la monarchie de Juillet
Au XIXe siècle en France, le monde rural est marqué par deux évolutions au niveau politique : l’intégration à la vie politique nationale (via le suffrage universel masculin) et la progressive républicanisation des paysans.
La place de la paysannerie dans la vie politique française est quasi-nulle avant 1830 et faible de 1830 à 1848. En effet, sous la Restauration, le cens de 300 francs requis pour pour participer à l’élection des députés écarte quasiment tous les agriculteurs (le corps électoral de la France est constitué de moins de 100.000 personnes). L’abaissement du cens sous la monarchie de Juillet permet d’inclure de gros laboureurs dans le corps électoral.
La paysannerie, peu politisée dans sa large majorité, jouit alors d’une bonne image auprès de la monarchie, car associée aux valeurs conservatrices et traditionnelles. Dans certaines régions pourtant, les paysans sont déjà affiliés à des courants idéologiques : à Arbois, petite cité du Jura, les vignerons sont essentiellement républicains, comme dans le faubourg Battant de Grenoble. Le paysan moyen, cependant, a souvent pour seule idéologie politique le bon souvenir de l’Empereur, qui s’exprimera lors du vote à l’élection présidentielle de 1848 en faveur du neveu de celui-ci, dont le nom était synonyme de gloire et d’autorité.
Les paysans, nouveaux arbitres de la vie politique (1848-1870)
L’instauration du suffrage universel masculin en 1848 constitue une véritable révolution, puisque les ruraux, les plus nombreux en France, deviennent désormais les arbitres de la vie politique, et les partis doivent maintenant compter sur eux.
En avril 1848 ont lieu les premières élections, mais peu de changements sont à noter : les notables censitaires sortants sont souvent réélus malgré la nouveauté du vote paysan. Le véritable ébranlement a lieu lors de l’élection présidentielle de décembre qui permet à Louis-Napoléon Bonaparte d’être élu avec près de 75 % des suffrages exprimés (plus de 5,4 millions de voix). Son principal concurrent, le républicain Cavaignac, est largement battu (19,8 %, 1,4 million de voix). Les campagnes ont largement participé à ce raz-de-marée en faveur de Bonaparte. Le coup d’Etat de 1851 entraîne des résistances en province de la part de la paysannerie rouge, mais celles-ci sont assez localisées, principalement dans le Centre et le Midi.
Pendant tout le Second Empire, la paysannerie reste le principal et le plus sûr soutien du régime. Pour les républicains, le vote conservateur des paysans s’explique parce que ces ruraux sont bornés et influençables, irrationnels et ignorants ; la lumière vient des villes et l’obscurantisme des campagnes. Pourtant, le vote rural en faveur de l’Empire a ses raisons rationnelles : le nouveau régime a développé le réseau ferroviaire (nouveaux débouchés), a effectué des travaux de drainage, et mis en place une politique commerciale favorable au laboureur. En mai 1870, les campagnes et petites villes donnent à nouveau à l’Empire 7,5 millions de « oui », contre 1,5 million de « non » venus de Paris et des grandes villes.
Le ralliement des paysans à la République (1870-1914)
Au lendemain de la chute du Second Empire, le choc est tel que le vote bonapartiste s’effondre. Aux élections de 1871, le vote paysan se reporte sur les anciennes dynasties (les Bourbons à travers les légitimistes ; les Orléans à travers les orléanistes) qui se prononcent pour la paix avec la Prusse. Devant les résultats (396 sièges pour les royalistes, contre 222 pour les républicains et 20 pour les bonapartistes), le républicain Gaston Crémieux s’exclame : « Majorité rurale, honte de la France ! ».
Pourtant, les ruraux se rallient progressivement à la République, ce qui s’observe lors des nombreuses élections partielles qui surviennent avant 1875. Un certain nombre de républicains, tel Gambetta, se font « commis voyageurs », conscients que l’installation de la République passe par la conquête des campagnes. Ils les parcourent inlassablement pour rassurer les ruraux à travers des discours rassembleurs. En 1875, pour le vote des lois constitutionnelles, la Chambre compte 353 républicains et 352 monarchistes. Aux élections législatives de 1876, les républicains remportent plus de 50 % des suffrages dans la moitié Est de la France et une partie du Nord ; le vote royaliste ou bonapartiste reste fort dans le Sud-Ouest et sur la façade atlantique.
En 1879, la mort du prince impérial, dernier espoir des bonapartistes, accélère le déclin du mouvement impérialiste, qui avait repris un peu de vigueur depuis Sedan. Quant aux royalistes, ils ne parviennent pas à inverser la tendance. Les républicains finissent ainsi par arracher aux monarchistes leurs derniers bastions ruraux dans les années 1890-1900 (comme le Gers ou la Charente-Inférieure).
Bibliographie :
DUBY Georges, WALLON Armand (dir.), Histoire de la France rurale, tome 3, de 1789 à 1914, Paris, Seuil, 1976.
BOURGUINAT Nicolas, PELLISTRANDI Benoît, Le 19e siècle en Europe, Paris, Armand Colin, 2003.