Dans les pays industrialisés, la fin du XIXe siècle et le début du XXe constituent une période décisive de transformation du monde ouvrier. Même si subsistent des permanences (monde de l’atelier), l’ouvrier type se confond de plus en plus avec la figure du prolétaire. Un mouvement ouvrier de masse s’organise à travers les syndicats et les partis : les révoltes et résistances sont de natures différentes et la grève devient une pratique généralisée. L’idée de classe, basée sur une culture et des conditions sociales communes, s’impose dans le monde ouvrier.
Le monde ouvrier et les mutations au travail
Les cadres économiques et sociaux
A la fin du XIXe siècle, l’industrie continue à se moderniser avec l’accroissement de la concentration ouvrière et le développement de la sous-traitance. De 1873 à 1896, la Grande Dépression ralentit l’activité économique en Europe mais, dès 1896, la croissance repart, ce qui se manifeste par la multiplication des petites entreprises et des travailleurs isolés. En France, vers 1896, la moitié des établissements n’ont qu’un salarié, 62 % comptent moins de 10 salariés tandis qu’en Allemagne et en Angleterre la concentration est plus importante (en Allemagne en 1907, 45 % des ouvriers travaillent dans des établissements de plus de 50 personnes). Les établissements du textile comptent en moyenne 200 ouvriers en France. La seconde révolution industrielle et l’arrivée de nouveaux secteurs (chimie lourde, électricité, pétrole, caoutchouc, automobile, etc.) ne remet pas en cause l’équilibre ancien entre les branches, le textile continuant à absorber la plus grande partie de la main d’uvre (en France : 10 fois plus d’ouvriers dans ce secteur que dans la chimie, 40 % de la population industrielle). Numériquement, les ouvriers de la métallurgie progressent fortement (15 % des salariés en 1906 en France).
Les évolutions au travail
Alors que le nombre d’enfants employés diminue, le monde ouvrier se féminise. Les femmes sont de plus en plus présentes même dans les branches où on les attend le moins : en France, dans le secteur de la métallurgie, les effectifs doublent (plus de 43 000 à la veille de la Grande Guerre contre environ 20 000 vers 1880), dans la chimie et l’industrie alimentaire les effectifs triplent (respectivement de 17 000 à 50 000 et de 34 000 à 91 000). En 1906, les femmes représentent les trois quart de la main d’oeuvre dans le textile et l’habillement contre moins de 60 % en 1866. En parallèle, les immigrés sont en France de plus en plus nombreux (Italiens, Belges, Polonais,…) : 1 million en 1901. Si des crises d’hostilité de la part des nationaux éclatent périodiquement ou géographiquement (massacre d’Aigues-Mortes en 1893, contre les Italiens), l’intégration se déroule globalement sans grandes difficultés.
La durée journalière de travail diminue, les journées de 12 à 14 heures tendant à devenir exceptionnelles. En France, la durée légale de travail passe à 8 heures dans les mines en 1905 (généralisé à tous les secteurs en 1919) ; en 1906 et 1910 sont respectivement votées les lois du repos dominical et des retraites : la durée de travail baisse au niveau journalier, hebdomadaire et au niveau du cycle de vie.
Le rythme de travail change aussi du fait de l’introduction de nouvelles technologies et du taylorisme qui impose des cadences contraignantes au travailleur. La hiérarchisation des postes dans les usines s’accentue et les premiers ouvriers spécialisés (O.S.) apparaissent. Contrairement à ce que peut laisser penser leur dénomination, les ouvriers spécialisés sont les moins qualifiés et sont dépendants d’une machine qui leur donne le tempo du travail.
Modes de vie et culture ouvrière
Salaires et budgets ouvriers
D’une façon générale, le salaire ouvrier augmente lentement durant la Grande Dépression et plus rapidement pendant la croissance économique. Une grande hétérogénéité règne selon les lieux, les métiers, les hommes, femmes et enfants. Vers 1890 en France, le salaire moyen est de 5 à 6 francs, le salaire le plus bas de 2 à 3 francs. La différence de salaire en France entre Paris et la province est de l’ordre de 40 %. Les budgets ouvriers sont simples, les dépenses se répartissant entre le logement, la nourriture et l’habillement. Plus le salaire est important et plus la part du salaire consacrée à la nourriture est faible (règle d’Engel). Les bas salaires empêchent les ouvriers d’épargner, une grippe pouvant épuiser toutes les économies. La fin de vie est particulièrement difficile à cause de la déqualification liée à la vieillesse et la baisse du salaire qui s’ensuit.
Cultures et sociabilités ouvrières
La majorité des ouvriers vivent en ville, dans des quartiers pauvres et des logements misérables. On travaille tôt, on se marie tôt et on s’établit tôt (l’union libre est fréquente). La période de la vie la plus difficile, outre la vieillesse, est celle de l’arrivée des premiers enfants, encore trop jeunes pour aller à la manufacture. Une fois les enfants mis au travail, le salaire perçu est reversé jusqu’à l’âge de 16 ou 17 ans, augmentant le pouvoir d’achat de la famille.
A la fin du XIXe siècle, la concentration spatiale des ouvriers et le partage de mêmes conditions de vie sont les facteurs d’une forte cohésion. Sortis du lieu de travail, les ouvriers se retrouvent souvent dans les cabarets en France, dans les pubs en Grande-Bretagne, dans les Kneipen (tavernes) en Allemagne tandis que les ouvrières regagnent la maison pour les tâches ménagères. Les ouvriers se réunissent parfois au sein d’associations sportives (football en Grande-Bretagne, gymnastique en Allemagne), initiative venant des élites bourgeoises, des politiques ou du clergé, soucieux d’offrir aux travailleurs des activités saines. La culture ouvrière est enfin une culture de lutte, les chansons revendicatives, les manifestations et les souvenirs de grève tenant une grande place au sein des consciences.
Une famille ouvrière allemande vers 1900.
L’essor du syndicalisme ouvrier
Le syndicalisme révisionniste
La fin du XIXe siècle voit l’essor du syndicalisme. Deux types de syndicats peuvent êtres distingués : les révisionnistes (ou réformistes) qui dominent en Grande-Bretagne ou en Allemagne, et les syndicats révolutionnaires qui se développent en France, en Italie ou en Espagne. Ces derniers, rejetant toute médiation politique, visent à renverser les classes dirigeantes par le biais de moyens agressifs (grève générale, manifestations de masse).
En Grande-Bretagne, le droit de coalition est reconnu dès 1824 (« trade-unions »). Jusqu’à la fin des années 1880, les trade-unions sont réservés aux élites ouvrières qui cherchent à améliorer leur situation matérielle. A partir de la fin des années 1880, les syndicats s’ouvrent aux ouvriers non qualifiés (gaziers, dockers) qui payent de modestes cotisations. Le syndicalisme britannique ne véhicule pas alors de véritable idéologie. En 1906, le Labour Party est créé. En 1914, la Grande-Bretagne compte 4 millions d’ouvriers syndiqués.
En Allemagne, Bismarck promulgue dans les années 1880 des lois sociales dans le but de « couper l’herbe » sous les pieds des socialistes : assurance maladie (1883), loi sur les accidents de travail (1884), loi sur l’assurance vieillesse (1889). Dans le même temps, il interdit toute réunion ou manifestation ouvrière. Jusqu’en 1906, les syndicats dépendent directement du SPD (Parti social-démocrate). En 1914, l’Union générale du syndicalisme réformiste de Karl Legien, qui regroupe l’ensemble des « syndicats libres », compte 2,5 millions d’adhérents, 15 000 permanents, plusieurs journaux et des centaines de caisses de chômage.
A côté de ces syndicats naissent des syndicats chrétiens ou d’inspiration chrétienne suite à l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII (1891) : l’Allemagne est le pays où ces syndicats chrétiens sont les plus forts.
Le syndicaliste révolutionnaire : le cas français
En France, la loi Waldeck-Rousseau de 1884 autorise les organisations ouvrières, signant l’arrivée des grands syndicats. Les syndicats se structurent alors par métier, les premiers à s’organiser étant les mineurs et les cheminots. En 1887, les Bourses du travail sont créées, permettant aux ouvriers de se regrouper et devenant peu à peu des groupes de pression. L’année 1895 voit l’apparition du premier syndicat interprofessionnel national : la Confédération générale du travail (CGT), qui regroupe progressivement la majorité des syndicats. Le syndicalisme français, à la différence du syndicalisme britannique ou allemand, choisit l’indépendance vis-à-vis de tout parti politique (charte d’Amiens de 1906). Il adopte aussi une stratégie offensive visant à renverser la bourgeoisie par le biais de la grève générale. En 1910, la CGT compte environ 350 000 adhérents, en 1914, 1 million. Léon Jouhaux, secrétaire de la CGT depuis 1909, réoriente la C.G.T. vers une voie réformiste. La Première Guerre mondiale ruine l’anarcho-syndicalisme.
Grève des mineurs du Pas-de-Calais en 1906 (Le Petit Journal, 1er avril 1906).
Bibliographie :
Anceau, Eric. Introduction au XIXème siècle. Tome 2 : 1870 à 1914. Belin, 2005.
Charle, Christophe. Histoire sociale de la France au XIXe siècle. Seuil, 1991.
Noiriel, Gérard. Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle. Seuil, 1986.