Le monde ouvrier est un monde relativement nouveau au XIXe siècle qui apparaît avec le nouveau lieu et mode de production qu’est l’usine. L’usine marque l’apparition l’apparition de l’ouvrier au sens moderne du terme, c’est-à-dire le prolétaire non qualifié qui exécute un travail découpé et répétitif. La prolétarisation ne se fait cependant pas du jour au lendemain, se déroule à des rythmes différents selon les pays d’Europe (lentement en France, assez rapidement en Grande-Bretagne, assez brutalement à la fin du XIXe siècle en Prusse) et les modes traditionnels de subsistance hérités du XVIIIe siècle perdurent. Pendant cette période se forge parallèlement la conscience d’appartenir à une classe spécifique unie par des intérêts communs face aux capitalistes, grâce aux actions de lutte, au développement de l’industrialisation et de l’instruction.
La diversité du monde ouvrier
La persistance de la proto-industrialisation
Au début du XIXe siècle, l’usine est ultra-minoritaire à côté de l’artisanat. La grande majorité des ouvriers travaillent dans un atelier (domestic system), souvent à domicile et à la campagne autour d’une ville. Ces ouvriers peuvent être des paysans qui complètent leurs revenus lors des périodes creuses avec de petits travaux. Les produits issus de cette activité sont vendus sur le marché ou, plus fréquemment, achetés par des marchands-fabricants. L’industrialisation fait souvent disparaître ces petits métiers du fait d’une concurrence trop rude mais dans le même temps elle en maintient ou en créé de nouveaux (l’usine n’écrase pas systématiquement l’atelier). Certaines fabriques en ville donnent du travail à des centaines ou des milliers d’ouvriers dispersés dans la campagne proche. Ainsi, autour de 1840, environ 40 000 tisserands travaillent autour de Roubaix contre 10 000 intra muros.
Le nouveau monde de l’usine
Le monde de l’usine se met très progressivement en place. Si en Angleterre la prolétarisation est brutale, en France elle ne se développe que très lentement et les prolétaires restent numériquement peu nombreux jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il s’agit souvent de paysans déracinés qui ont quitté le travail de la terre. Le monde de l’usine se caractérise par l’enfermement dans un local avec des machines et une discipline stricte imposée par le patron. Dans le textile, la concentration industrielle touche davantage la filature que le tissage qui reste l’objet du travail à domicile. Dans l’industrie sidérurgique, la concentration est très forte. Au niveau de la main-d’oeuvre, les femmes et les enfants sont largement employés (30 % environ des effectifs pour ces deux catégories), en particulier dans le textile. Des ouvriers étrangers travaillent aussi dans les usines et donnent généralement d’eux une mauvaise image aux ouvriers du pays (ils sont souvent non-grévistes, prennent l’emploi des nationaux, etc.) : Irlandais en Grande-Bretagne, Polonais dans la Ruhr, Belges dans le Nord de la France, etc.
Le complexe industriel du Creusot en 1847.
La condition ouvrière
L’inégalité politique et juridique
Politiquement, les ouvriers sont exclus du suffrage censitaire, modèle dominant au XIXe siècle. En 1850 en France, une loi exclut du suffrage universel masculin toute personne qui ne peut pas justifier de 3 ans de résidence fixe afin d’écarter la « vile multitude » (Adolphe Thiers) du vote ; Louis-Napoléon Bonaparte rétablira le suffrage universel sans restriction. En Angleterre, l’élargissement du suffrage censitaire de 1867 marque l’accession des ouvriers qualifiés au vote, celui des années 1884-1885 l’étend à la quasi-totalité des ouvriers. Il faut attendre 1864 en France pour que le droit de grève soit accordé.
Au niveau juridique, l’ouvrier dispose d’un livret ouvrier qu’il doit présenter à chaque employeur et qui doit être mis à jour par le patron (sans quoi il ne peut pas retrouver de travail). Le Code Civil fonde aussi l’infériorité de l’ouvrier : en cas de litige entre un patron et l’ouvrier, la parole du patron l’emporte sur celle de l’ouvrier (supprimé en 1868). Dans les conseils des prud’hommes, jusqu’en 1848, le nombre de sièges du patronat est supérieur à ceux de la classe ouvrière.
Les conditions de travail et de vie
Dans les premiers temps de la révolution industrielle, la durée journalière de travail est très élevée pour compenser une faible productivité : jusqu’à 17 heures (plus longue qu’au XVIIIe siècle grâce à l’éclairage au gaz). Il n’existe aucune protection patronale ou étatique et l’ouvrier se voit obligé de travailler jusqu’à sa mort. Du fait des vapeurs et des poussières en suspension, du froid l’hiver et de la grande chaleur l’été, de la cadence et de la surveillance des contremaitres, le travail est d’une très grande pénibilité. Les accidents de travail sont toujours possibles entre les volants, les roues et les courroies de transmission si bien qu’Engels note à Manchester qu’on a l’impression de vivre « au milieu d’une armée qui revient de campagne » (foule d’estropiés).
La vie ouvrière au XIXe siècle est une lutte constante contre la sous-alimentation et pour la conservation de sa force de travail. Les logements ouvriers sont souvent des taudis petits et mal aérés. Les épidémies font davantage de ravages dans ces quartiers et le taux de mortalité infantile y est beaucoup plus élevé. L’ouvrier consacre les deux tiers de son budget en moyenne à la nourriture (pain, pommes de terre, oeufs, rarement de la viande) ; 15 % du budget est destiné au logement. Les carences alimentaires et l’hygiène lamentable ont des résultats catastrophiques : en 1878, la British Association révèle que les garçons de 11-12 ans en milieu ouvrier ont une taille inférieure de 12 cm à ceux appartenant à la bourgeoisie ou à l’aristocratie. Il y a 10 à 20 ans d’écart d’espérance de vie entre un bourgeois et un prolétaire.
Contestations sociales et politiques
L’action ouvrière
Les premières formes de lutte ouvrière reprennent des formes plus anciennes, héritées du compagnonnage. La coalition (grève) est illégale ce qui n’empêche pas des grèves locales d’éclater (exemple des canuts lyonnais en 1831). Des ouvriers dressent des listes de patron à boycotter. Certains travailleurs s’introduisent dans les manufactures pour détruire les machines qui menacent leur travail et les savoir-faire, tout particulièrement en Grande-Bretagne (le « luddisme »). Des résistances spontanées apparaissent aussi qui consistent par exemple à refuser, en France, d’aller au travail le lundi (la « saint Lundi », repos des fêtes du dimanche) ou à s’opposer à la prolétarisation en gardant une activité à la campagne.
La première forme d’institution typiquement ouvrière est la société fraternelle ou mutuelle qui accorde une aide financière en cas de maladie, d’invalidité, de funérailles ou de vieillesse par le biais d’une caisse commune (chaque ouvrier y verse une petite partie de son salaire). Ces caisses vont se transformer en caisses de grève pour tenir tête aux patrons. Les ouvriers vont par le biais de ces solidarités et de l’instruction développer une conscience de classe.
L’amélioration progressive de la condition ouvrière
Tout au long du XIXe siècle, les conditions de vie et de travail des ouvriers tendent à s’améliorer même s’il faut attendre les années 1870-1880 pour constater un réel progrès. Pour une grande part, l’amélioration de la condition ouvrière est le fait des ouvriers eux-mêmes grâce à leurs luttes ; l’augmentation de la productivité intervient aussi dans ce phénomène. Les Etats abandonnent lentement la doctrine du « laisser-faire » pour réglementer le travail de certaines catégories d’ouvriers (femmes, enfants). Ainsi, en France, une loi de 1841 réglemente le travail des enfants en l’interdisant avant 8 ans, en le limitant à 8 heures entre 8 et 12 ans et à 12 heures entre 12 et 16 ans (cette loi restera longtemps mal appliquée du fait de l’absence d’inspecteurs du travail) ; en Prusse, une loi de 1869 interdit le travail des enfants de moins de 12 ans et le limite à 6 heures pour les 12-14 ans. Il faudra néanmoins attendre les années 1880 pour que les Etats instaurent une véritable protection sociale.
La révolte des Canuts à Lyon en 1831 (auteur anonyme).
Bibliographie :
ANCEAU Eric, Introduction au XIXème siècle. Tome 1 : 1815 à 1870, Paris, Belin, 2003.
CHARLE Christophe, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1991.
NOIRIEL Gérard, Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1986.