Par rapport à l’aristocratie, groupe social traditionnel et symbolique de l’Ancien Régime, la bourgeoisie s’affirme au XIXe siècle en investissant le domaine industriel. La bourgeoisie devient une nouvelle élite, aux côtés de l’ancienne noblesse. Les deux groupes coexistent et fusionnent en partie : contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de transition de la domination politique et sociale de l’aristocratie à la bourgeoisie tout au long du siècle ; cette image classique se révèle être inexacte car elle néglige les différentes formes de pouvoir (politique, économique, administratif, culturel,…) et oublie l’enchevêtrement de ces deux groupes sociaux par le biais des mariages et des anoblissements.
L’aristocratie, un groupe en déclin ?
L’association au pouvoir politique
Tout au long du XIXe siècle, l’aristocratie reste associée au pouvoir politique. En 1914 encore, le régime dominant en Europe est la monarchie, et dans la plupart des pays la noblesse se range derrière la Couronne considérée comme le dernier rempart du monde traditionnel. Dans divers Etats européens, des lieux de pouvoir sont spécifiquement destinés aux aristocrates : la Chambre des pairs en France (jusqu’en 1848), la Chambre des lords en Grande-Bretagne, la Herrenhaus (Chambre des seigneurs) en Autriche. L’aristocratie occupe les plus hautes charges publiques même dans les pays les plus démocratiques : en Allemagne, entre 1871 et 1914, les trois quart des ministres sont issus des rangs de l’aristocratie ; en France, environ 30 % des préfets sont des aristocrates en 1870. Dans le milieu militaire, elle conserve des positions fortes : en France, l’armée compte dans ses rangs un grand nombre d’aristocrates jusqu’en 1914 malgré la loi Gouvion Saint-Cyr de 1818 qui a ouvert l’armée aux roturiers (environ 28 % des généraux sont aristocrates en 1900). Durant la Première Guerre mondiale, Ludendorff est le seul général roturier de l’armée allemande.
La domination sociale
Le mode de vie nobiliaire reste le mode de vie dominant pour les parvenus et les enrichis. L’aristocratie garde des signes distinctifs d’identité sociale : un train de vie mondain, la double résidence (dans l’idéal un hôtel particulier en ville et un château à la campagne), des loisirs coûteux en temps et en espace (chasse, tourisme). Chaque noble possède sa propre bibliothèque, transmise de génération en génération, symbole de prestige si elle est riche en ouvrages. Le lieu de sociabilité des hommes est le Cercle, lieu de discussions politiques qui remplace peu à peu le salon mondain. La femme aristocrate exerce parfois des activités charitables, destinées aux plus démunis.
Une marginalisation économique ?
La terre et la rente foncière restent au XIXe siècle le fondement de la puissance ; la noblesse, contrairement aux idées reçues, ne se voit donc pas marginalisée économiquement. Une partie des nobles se reconvertit même dans les activités nouvelles, notamment durant la Grande Dépression (1873-1896) qui voit une chute durable de la rente foncière. Certains aristocrates installent ainsi sur leurs terres des minoteries (production de farine), des brasseries ou des raffineries : en 1886, en Autriche-Hongrie, trois quart des distilleries et 55 % des brasserie appartiennent à de grands aristocrates. Beaucoup de nobles qui ne deviennent pas eux-mêmes entrepreneurs investissent une partie de leurs biens dans le secteur industriel.
L’ascension de la bourgeoisie
Du pouvoir économique au pouvoir politique
Portée par la révolution industrielle, la bourgeoisie s’impose au XIXe siècle comme classe dirigeante aux côtés de la noblesse plutôt que contre elle. Soucieuse de défendre ses intérêts économiques, elle va s’emparer du pouvoir politique à des rythmes différents selon les pays d’Europe : d’une façon lente et pacifique en Grande-Bretagne par les élargissements successifs du suffrage censitaire, d’une façon plus brutale en France avec la révolution de 1848 qui instaure le suffrage universel. L’année 1830 marque en France le début de l’accession au pouvoir politique de la bourgeoisie avec l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe qui s’entoure de représentants de la bourgeoisie industrielle. Les deux hommes forts de la monarchie de Juillet sont ainsi Adolphe Thiers et François Guizot, tous deux membres de la bourgeoisie.
Les valeurs et le mode de vie bourgeois
Quels que soient les écarts de revenus entre les membres de la bourgeoisie, ceux-ci partagent tous l’amour de la réussite sociale qui se traduit par les valeurs du travail et de l’épargne. Selon leur conception, toute personne peut s’en sortir par son mérite, et quelques cas emblématiques confortent cette idée : Boucicaut, à l’origine simple employé de commerce, fonde le Bon Marché et laisse à sa mort 22 millions de francs ; Carnegie, écossais pauvre arrivée aux Etats-Unis en 1848, se lance dans la métallurgie et laisse un milliard de dollars à sa mort en 1919. Ces self made men se raréfient au cours du temps (tendance à la fermeture de la bourgeoisie).
La famille tient également une place importante, laquelle se doit d’afficher sa prospérité financière. La haute bourgeoisie entretient dans ses grandes demeures de nombreux domestiques spécialisés tandis que la petite et moyenne bourgeoisie cherche à avoir une bonne à tout faire. Sur le plan vestimentaire, en réaction à l’exubérance aristocratique (qui se caractérise par de nombreuses couleurs), l’homme bourgeois se distingue par la sobriété : une redingote, un chapeau haut de forme et des habits noirs. La femme est reléguée dans le foyer ou dans les salons où elle doit briller par son élégance et son sens de la conversation ; la fille bourgeoise apprend généralement à jouer du piano. Peu à peu, la morale et le goût bourgeois vont s’imposer à toute la société.
L’essor des classes moyennes
Les classes moyennes sont relativement nouvelles et difficiles à caractériser. Ensemble hétérogène et diversifié, elles se situent au-dessus du prolétariat et au-dessous de la bourgeoisie industrielle. Il s’y trouve notamment des commerçants, des artisans, des employés, des fonctionnaires et des membres des professions libérales (médecins, juristes, notaires). Toutes ces personnes se distinguent par une stratégie d’ascension sociale par le biais de la réussite économique ou intellectuelle, leur présence en ville et la volonté de se distinguer de la classe ouvrière avec la hantise d’y tomber (ou d’y retomber). Avec des moyens beaucoup plus limités, elles tentent d’imiter le mode de vie de la haute bourgeoisie. Ces couches nouvelles vont peu à peu accéder au pouvoir politique grâce à l’élargissement du suffrage censitaire voire par l’établissement du suffrage universel masculin.
Un quartier bourgeois à Paris (Les Tuileries par Guéraud).
Une fusion des élites
Les rapports entre la bourgeoisie et l’aristocratie en Europe
Les relations entretenues par ces deux groupes sociaux diffèrent assez fortement selon les pays d’Europe. En France, la fusion a lieu très tôt, dès l’accession au pouvoir du roi Louis-Philippe (1830). En Grande-Bretagne, les aristocrates et les bourgeois coexistent mais ne fusionnent pas véritablement ; l’aristocratie y est numériquement faible (40 000 à 50 000 individus contre 4 millions de bourgeois) et la bourgeoisie, de plus en plus prospère, est sûre d’elle-même. En Allemagne, la noblesse est encore plus fermée qu’en France ou en Angleterre, rares sont les bourgeois qui l’intègrent. En Russie, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître une bourgeoisie capitaliste, mais son ascension va se faire très rapidement ; les bourgeois russes adoptent certaines pratiques aristocratiques comme le rasage de la barbe ou la tradition des voyages en Europe. En Espagne, comme en Russie, la bourgeoisie émerge tardivement et prend modèle sur l’aristocratie en imitant notamment ses comportements rentiers.
Une noblesse ouverte aux élites bourgeoises
La fusion de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie se manifeste de diverses façons : imitation du mode de vie nobiliaire par les grands bourgeois, conversion d’une partie de l’aristocratie dans les activités nouvelles, mariages inter-classes, anoblissements. Les deux groupes envoient leurs enfants dans les mêmes universités prestigieuses (Oxford, Cambridge,…) ou dans les mêmes Ecoles dans le cas français (Polytechnique, Saint-Cyr,…). Le mariage entre aristocrates et bourgeois permet d’une part de renflouer les caisses parfois vides de l’aristocratie et d’autre part un gain en terme de prestige social pour la bourgeoisie. Parfois, certains bourgeois sont anoblis (environ 9000 anoblissements en Autriche entre 1880 et 1914, 246 individus anoblis en Angleterre entre 1886 et 1914). Le souverain dispose aussi d’une série de distinctions et de récompenses pour faire patienter une bourgeoisie en mal de reconnaissance. Le XIXe siècle voit donc une cohabitation (et non une lutte) de ces deux groupes sociaux puis leur fusion progressive. L’aristocratie n’est pas reléguée dans une position subalterne par rapport à la bourgeoisie mais garde des positions fortes dans un certain nombre d’Etats européens jusqu’en 1914.
Bibliographie :
Anceau, Eric. Introduction au XIXème siècle. Tome 1 : 1815 à 1870. Belin, 2003.
Anceau, Eric. Introduction au XIXème siècle. Tome 2 : 1870 à 1914. Belin, 2005.
Charle, Christophe. Histoire sociale de la France au XIXe siècle. Seuil, 1991.