Au Xe siècle, le monde musulman connaît une série de mutations. Face au califat abbâside déclinant apparaissent deux califats concurrents : le califat omeyyade de Cordoue et le califat fâtimide au Maghreb. De nouveaux peuples non-arabes, en particulier les Turcs et les Berbères, s »imposent et instaurent des dynasties. Les divisions religieuses et ethniques entretiennent une instabilité politique continue. Progressivement, les pouvoirs fragilisés tombent aux mains de militaires, que ce soit chez les Abbâsides dès le milieu du Xe siècle ou chez les Fâtimides au milieu du XIe siècle. La disparition du califat abbâside en 1258 sous le coup de la conquête mongole entraîne un basculement du centre de gravité du monde musulman vers l »Egypte au XIIIe siècle, jusqu »à la conquête ottomane.
La recomposition politique du monde musulman (Xe-XIe siècles)
La crise du califat abbâside
L’affaiblissement du califat abbâside remonte au IXe siècle avec plusieurs troubles sociaux majeurs (guerre civile suite à l’assassinat du calife al-Mutawwakil en 861 ; révolte des Zandjs, esclaves soudanais en Iraq en 869 ; révolte des Qarmates au sud de l’Iraq à partir de 890). Au niveau économique, le système de l’iqta’, qui consiste en une concession de terres soumises à l’Etat à des particuliers, souvent militaires, chargés d’y lever l’impôt en d’en reverser une partie au calife, conduit à une surexploitation des domaines, à leur appauvrissement et à la chute des rentrées fiscales pour le calife. Au Xe siècle, le pouvoir tombe aux mains de militaires : en 945, Ahmad ibn Buwayh, shî’ite originaire du Daylam, fournisseur de troupes, devient émir et fonde la dynastie des Bûyides. Les Abbâsides ne sont plus qu’une source de légitimité pour les représentants de cette nouvelle dynastie qui se posent en défenseurs de la dynastie califale.
Parallèlement, le territoire contrôlé par le califat abbâside s’est rétréci au fil des sécessions. Déjà un Omeyyade avait formé un émirat autonome en Espagne en 756 ; dans la seconde moitié du VIIIe siècle, l’ensemble du Maghreb se détache du califat. En Orient, les provinces de l’Est de l’Iraq deviennent autonomes dans le premier quart du IXe siècle, puis c’est au tour de l’Egypte de faire sécession à la fin du IXe siècle. Au début du Xe siècle, c’est la Haute-Mésopotamie et la Syrie qui tendent à devenir indépendantes. Quant à la péninsule arabique, elle est mal contrôlée et connaît une période d’anarchie dans les années 930 ; des dynasties locales voient le jour. Le domaine califal se réduit à la fin du Xe siècle à l’Iraq, les autres pouvoirs ne reconnaissant qu’une prééminence fictive au calife abbâside.
Les nouveaux califats
Le Xe siècle marque une rupture par l’apparition de deux autres califats arabes. Au Maghreb, un shî’ite ismaïlien, Abû Abd Allah, prend le contrôle de Kairouan en 909. Juste après, Ubayd Allah, qui se dit descendant de Fatima, fille du Prophète et épouse d’Ali, et se présentant comme le mahdi (imam disparu et caché dont les shî’ites attendaient le retour), est proclamé calife. Il est fondateur de la dynastie des Fâtimides. Face aux progrès rapides des Fâtimides en Afrique du Nord, l’émir omeyyade d’al-Andalus, Abd al-Rahmân III, prend le titre de calife en 929 pour asseoir sa légitimité et concentre ses efforts contre les Fâtimides. Le Maghreb devient un terrain d’affrontement entre les deux califats. Le califat omeyyade entre dans une phase de déclin à partir de la mort de al-Hakam II (976), le vizir al-Mansûr se servant de la minorité du nouveau calife Hishâm II pour assouvir ses ambitions.
En Afrique du Nord, les Fâtimides entreprennent la conquête de l’Egypte en 969, menée par le général Jawhar. Une nouvelle capitale est fondée à proximité de l’ancienne Fustât : Le Caire. En 973, le calife al-Mu’izz s’installe dans la nouvelle capitale fâtimide.
Si le califat fatimide dure jusqu’en 1171, le califat omeyyade périclite rapidement. A la fin du Xe siècle et au XIe siècle, les califes omeyyades ne possèdent plus aucun pouvoir réel, ne servant plus que de symbole de légitimité à al-Mansûr et ses descendants (dynastie amiride). Après une période de troubles (crise de succession en 1008, révolution de Cordoue en 1009 et pillage de la ville en 1013), al-Andalus se fragmente en taifas (principautés autonomes). En 1031, les juristes cordouans décident de ne plus reconnaître de calife (fin des Omeyyades).
Les nouveaux peuples
Jusqu’au Xe siècle, les empires musulmans sont dirigés par des Arabes. Au XIe siècle, des peuples extérieurs ou en marge du monde musulman s’emparent du pouvoir. En Orient, ce sont principalement les Turcs et secondairement les Kurdes, en Occident ce sont les Berbères. Les Turcs sont recrutés en tant que soldats au service du calife abbâside à partir du VIIIe siècle ; des officiers turcs fondent des dynasties comme Tûlun en Egypte (868). Au XIe siècle, le turc Tughrîlbeg, du clan seldjûkide s’empare de Bagdad en 1055, devient sultan et exerce la réalité du pouvoir en prétendant protéger le calife abbâside.
En Occident, les Berbères sont à l’origine de plusieurs dynasties comme les Zîrîdes au Maghreb, soumis aux Fâtimides. Au XIe siècle, des tribus berbères constituent l’empire almoravide qui, à son apogée, s’étend du Sahara jusqu’à l’Ebre et au Tage en Espagne. Dans la première moitié du XIIe siècle, les Almoravides sont remplacés par les Almohades, Berbères originaires de l’Atlas, qui établissent un empire (1147-1269).
Le califat abbâside sous tutelle
Les émirs bûyides (945-1055)
Les Bûyides sont une famille shî’ite originaire du Daylam, région au sud de la mer Caspienne, dont l’ascension politique débute dans la première moitié du Xe siècle. En 945, Ahmad ibn Buwayh, membre de cette famille, entre dans Bagdad sous prétexte d’empêcher les Qarmates de prendre la ville. Il fonde la dynastie des émirs bûyides (ou émirs daylamites). Les représentants de cette dynastie seront les véritables maîtres de l’Empire abbâside jusqu’en 1055, étendant leur emprise sur toute l’administration, le calife ne gardant qu’un pouvoir religieux et juridique.
Paradoxalement, le califat abbâside, défendant l’Islam sunnite, se trouve donc dirigé par des shî’ites. Les Bûyides respectent le sunnisme mais tendent à favoriser le shî’isme à travers notamment des pèlerinages aux tombeaux des imâms alîdes ou la commémoration de dates relevant de l’histoire du shî’isme. Les deux derniers califes abbâsides cohabitant avec les Bûyides (al-Qâdir et al-Qâ’im) tendent à relever la tête : les tensions montent entre les émirs et les califes, mais sans rupture car les uns ont besoin des autres (le calife étant source de légitimité et les Bûyides défendant le califat). Le calife al-Qâdir (991-1031) s’oppose ainsi à des mesures prises par l’émir en faveur du shî’isme et réaffirme l’orientation sunnite du califat en 1019.
La mise en place du sultanat seldjûkide (1055-1092)
C’est à partir du Xe siècle que les Turcs entrent dans le monde musulman comme combattants. Ces soldats jouent un rôle de plus en plus important dans l’armée et l’administration, jusqu’à s’emparer du pouvoir. En 1040, les Seldjûkides, une tribu turque sunnite, s’emparent du Khurâsân (Sud-Est de la mer Caspienne) au nom du calife de Bagdad. Sous la conduite de Tughrîlbeg, ils entrent en 1055 dans la capitale abbâside afin de soustraire le calife de la tutelle des émirs bûyides. Tughrîlbeg se fait reconnaître par le calife et prend le titre de sultan (terme renvoyant étymologiquement à la notion d’autorité).
Les Seldjûkides se posent ensuite comme champions de la guerre sainte, menant la guerre aux Fâtimides d’Egypte et aidant les Turcomans (Turcs nomades islamisés) contre l’Empire byzantin en Anatolie (défaite byzantine de Manzikert en 1071). Les successeurs de Tughrîlbeg, les sultans Alp Arlsan (1063-1072) et Malikshâh (1072-1092) établissent la domination turque sur l’Orient. Les Seldjûkides paraissent au sommet de leur puissance quand Malikshâh (1072-1092) parvient à s’emparer de La Mecque et fait reculer les Fâtimides en Syrie (prise de Damas en 1079 et d’Alep en 1086). Le territoire contrôlé par les Turcs est immense, s’étendant alors de l’Arménie à la Transoxiane et de la Syrie à l’Arabie.
Des divisions seldjûkides à la conquête mongole (1092-1258)
La construction seldjûkide s’avère éphémère. Les Seldjûkides se divisent au XIIe siècle du fait des rivalités de famille. Le sultan Bark Yârik (arrivé au pouvoir en 1094) ne parvient pas à imposer son autorité à son oncle Tutush, qui s’est proclamé sultan de Syrie, et à ses demi-frères Muhammad et Sanjar. La première croisade et la création des Etats latins du Levant à la toute fin du XIe siècle entament le crédit militaire des sultans. Dans ce contexte, le calife abbâside retrouve une certaine autorité au début du XIIe siècle : al-Mustarshid (1118-1135) est le dernier calife à mener personnellement les armées au combat, repoussant les shî’ites mazyadites d’Iraq en 1123. Le sultan Mas’ûd se voit contraint de combattre le calife afin de rétablir la tutelle seldjûkide.
Du fait des divisions seldjûkides et de la perte de prestige militaire, des pouvoirs régionaux autonomes apparaissent. A l’Ouest du califat, ce sont les atabegs (tuteurs-régents de jeunes princes), dignitaires de l’Etat seldjûkide. Zankî, atabeg de Mossoul, fondateur de l’éphémère dynastie zankîde, est l’un d’eux. En Anatolie, des Seldjûkides descendant de Qutlumush, cousin de Tughrîlbeg, s’installent et fondent le sultanat de Rûm (1077-1307). A l’Est, le califat subit les assauts de tribus turques non islamisées, laissant la marge orientale de l’Empire désorganisée ; des pouvoirs locaux émergent là aussi comme celui des Ghurides (actuel Afghanistan).
Au début du XIIIe siècle commence l’invasion mongole. Toluy, fils de Gengis Khan, dévaste le Sud-Est de la mer Caspienne (région du Khurâsân, 1223) ; Ogedey, successeur de Gengis Khan, soumet les Seldjûkides de Rûm avant de progresser vers l’Europe. C’est sous Mongke (1251-1260) qu’est menée la conquête du Proche-Orient : le chef mongol Hulagu (frère de Mongke) prend Bagdad en 1258, saccage la ville et fait exécuter le dernier abbâside. Même si un abbâside parvient à gagner l’Egypte des Mameluks et se voit reconnu calife, plus aucun calife abbâside ne régnera véritablement. Le califat abbâside a disparu.
Du califat fâtimide à l’Egypte des Mameluks
Le califat fâtimide du Caire (Xe siècle-1171)
Le califat fâtimide reste solide globalement jusqu’au milieu du XIe siècle, malgré le règne chaotique d’al-Hâkim (996-1021) qui se fait défenseur zélé du shî’isme, persécutant les minorités religieuses juive et chrétienne. Au niveau idéologique et religieux, les Fâtimides sont des shî’ites ismaïliens qui cumulent le califat et l’imanat (dignité qui fait du calife l’envoyé de Dieu sur Terre). Au niveau territorial, lors de sa plus grande extension, le califat s’étend du Maghreb jusqu’en Syrie (la ville de Damas est contrôlée de 974 à 1073) et en Arabie sur les lieux saints (Médine, La Mecque), sources de légitimité.
Le milieu du XIe siècle, marqué par le règne d’al-Mustansir (1036-1094), constitue un tournant. En 1050, l’émir zîrîde d’Ifrîqiya, gouvernant au nom des Fâtimides, choisit, du fait d’une tradition d’autonomie et de la dégradation des relations avec les califes, de rompre avec le califat fâtimide incapable d’agir du fait de la concentration de ses efforts en Orient. En 1052, la tribu arabe des Banû Hilâl attaque l’émirat zîrîde autonome et l’écrasent. Vers la même période, l’Egypte shî’ite sombre dans les divisions religieuses et les querelles de palais entretenues par une armée composée en grande majorité d’étrangers (Berbères, cavalerie turque, infanterie noire). Une guerre civile à base ethnique éclate dans les années 1060 et le calife al-Mustansir, impuissant, appelle en 1073 le gouverneur d’Acre Badr al-Jamalî pour rétablir l’ordre. Celui-ci y parvient mais garde le pouvoir, instaurant le vizirat de l’épée (régime militaire). Après le règne d’al-Mustansir, le califat est marqué par des crises de succession, les vizirs du sabre écartant certains héritiers du calife et confisquant le pouvoir exécutif. A la fin du XIe siècle, suite à la première croisade, les Fâtimides doivent abandonner la côte de la Palestine aux Chrétiens. Au XIIe siècle, le califat fâtimide paraît très fragile.
Les Ayyûbides (1171-1250)
L’apparition des Ayyûbides ne peut être comprise sans évoquer la dynastie zankîde.
En Orient, les atabegs étaient les tuteurs de jeunes princes qui s’émancipèrent du pouvoir seldjûkide. Zankî est l’un de ces atabegs, tuteur d’un fils du sultan Mahmûd en 1127. Il se soumet au sultan Masûd, lequel le charge de mener le jihâd contre les Chrétiens. Zankî se taille un empire, et la reprise d’Edesse en 1144 par Zankî a un retentissement considérable dans le monde musulman lui conférant un grand prestige. A la mort de Zankî (1146), son domaine est partagé entre deux de ses fils : un à Mossoul et surtout Nûr al-Dîn à Alep. Nûr al-Dîn s’attache à réunifier la Syrie au nom du jihâd.
Salâh al-Dîn ibn Ayyûb (Saladin) est un kurde sunnite, fils d’Ayyûb et neveu de Shirkûh, hommes de confiance de Nûr al-Dîn, émir d’Alep et de Damas. Ayyûb mort, Nûr al-Dîn confie la campagne en Egypte, nouvelle cible des Croisés, à Saladin et Shirkûh. Saladin, après la mort de Shirkûh (1169), devient le vizir du dernier calife fâtimide avant de renverser le califat à sa mort, en 1171.
Saladin réorganise l’Egypte, pratiquant le système de l’iqta à son profit, et s’empare peu à peu de la Syrie après la mort de Nûr al-Din (1174). Après s’être rendu maître du domaine des Zankîdes, il utilise le jihâd à son compte, écrase les Croisés à Hattin et reprend Jérusalem la même année (1187). Saladin meurt en 1193 et son territoire est partagé entre ses descendants, lesquels entrent en conflit. Al-Adil, frère de Saladin, parvient à s’imposer et devenir maître de l’empire ayyûbide. Lui et ses descendants prennent le titre de sultan. La dynastie ayyûbide règne sur l’Egypte jusqu’en 1250 et en Syrie jusqu’en 1260.
La prise de pouvoir des Mameluks (1250)
En 1250, les Mameluks, à l’origine militaires d’origine turque, assassinent l’héritier du dernier sultan ayyûbide d’Egypte, al-Salih Ayyûb. Les Mameluks se mettent au service de l’épouse d’al-Salih, Shajar al-Durr, proclamée reine, mais lui donnent un époux mameluk. Le nouveau pouvoir repousse victorieusement la septième croisade à la bataille de Mansurah, ce qui lui donne une certaine légitimité. En 1257, Shajar fait assassiner son époux. C’est de Syrie que vient le nouveau sultan mameluk, Baybars (1260-1277) qui va structurer le nouveau régime. Il se distingue lors de la bataille d’Aïn Djalut qui voit la défaite des Mongols (1260) et donne au nouveau pouvoir mameluk sa légitimité en obtenant l’investiture d’un membre de la famille abbâside accueilli au Caire (le dernier calife abbâside de Bagdad était mort en 1258, lors du sac de la ville). Ce calife du Caire ne disposera d’aucun pouvoir, n’étant qu’une source de légitimité.
La légitimité de l’Etat mameluk repose donc sur le califat, bien que le calife soit interdit de tout rôle politique (par exemple il ne bat pas monnaie). Le shérif de La Mecque reconnaît le califat du Caire et le protectorat mameluk sur les Lieux saints. Le sultan mameluk est choisi par l’ensemble des mameluks et investi par le calife ; il n’y a donc pas d’hérédité du pouvoir. Les enfants du sultan défunt sont écartés de tout pouvoir politique ou militaire ; ils ne font qu’assurer la transition. Après la disparition du califat abbâside de Bagdad (1258), l’Egypte mameluk devient le pilier du monde musulman en Orient.
Bibliographie :
MAZZOLI-GUINTARD, Gouverner en terre d’Islam. Xe-XVe siècle, Rennes, PUR, 2014.
PICARD Christophe, Le monde musulman du XIe au XVe siècle, Paris, SEDES, 2000.