La dislocation de l’Empire carolingien, l’émiettement des royaumes, les attaques des Sarrasins au sud et des Vikings au nord, transforment les cadres politiques en Occident. L’Occident passe d’un système politique centralisé à un système politique divisé entre les mains d’une multitude de seigneurs. Parallèlement, la mise en place des institutions féodales coïncide avec un essor économique et une profonde mutation de la société. Les hommes sont de plus en plus nombreux, en dépit des guerres et des maladies. C’est dans ce cadre général d’expansion générale qu’apparaît la seigneurie et les relations féodo-vassaliques.
L’essor agraire et démographique
Les facteurs de la croissance et ses manifestations
Enluminure du XVe siècle.
Globalement, du IXe au XIVe siècle, l’Occident connaît un climat plus favorable, le « petit optimum médiéval », se manifestant par des étés plus chauds et des hivers moins rigoureux et moins humides. L’amélioration climatique entraîne un essor agraire et démographique. A cela on doit ajouter des progrès techniques : ainsi, le fer se diffuse dans l’outillage agricole. Les outils sont plus nombreux et plus efficaces. Les instruments de culture se diversifient et se spécialisent : deux nouveautés majeures sont la diffusion de la charrue (soc et versoir) et l’amélioration des attelages (joug frontal pour le boeuf, collier d’épaule pour les chevaux). Aussi, si les moulins apparaissent dès le Haut Moyen-Âge, le Moyen-Âge central est celui de leur profusion. Ces progrès sont indéniables mais restent à relativiser : on n’a pas eu de révolution technique (seulement quelques améliorations) et l’on n’observe que peu de changements dans les pratiques agraires.
Les céréales demeurent la culture majoritaire et forment la base de l’alimentation. Les pratiques culturales sont améliorées avec la rotation biennale (culture/jachère) sur les sols légers ou pauvres, et la rotation triennale avec l’introduction de céréales de printemps (orge, avoine).
Les cultures spéculatives, non pratiquées directement pour l’alimentation mais pour l’artisanat et l’industrie, se développent : plantes textiles (lin, chanvre), plantes tinctoriales (pastel ou guède, garance) ou vigne (région parisienne, vallée de la Loire, vallée de la Garonne, Catalogne, plaine languedocienne, Bourgogne, vallée du Rhin,…).
L’essor de l’élevage répond à une demande alimentaire croissante (viande, lait, fromages) mais aussi à l’artisanat (laine, cuir). L’espace de l’élevage, le saltus, est un espace non cultivé (opposé à l’ager, l’espace cultivé) c’est-à-dire les bois, les forêts, les friches, les jachères,… Les polders se spécialisent dans l’élevage du mouton, notamment en Flandre, en direction de l’industrie du drap.
La conquête du sol
Les défrichements débutent dès le VIIIe siècle mais sont interrompus par les invasions hongroises ou normandes vers 900. Ils reprennent durant le Moyen-Âge central avec une plus grande vigueur. Les premières conquêtes sont le fait d’initiatives paysannes spontanées, afin d’agrandir la surface des terres cultivables. Dans un deuxième temps, à partir du milieu du XIe, il s’agit d’entreprises seigneuriales (clercs et laïcs) planifiées. Ces conquêtes se font sur la forêt, les landes, les friches, mais aussi sur les terres humides (marécages) ou la mer (polders en Flandre, sur le delta du Rhône en Camargue).
L’accroissement et les regroupements des hommes
L’essor démographique est à la fois une cause et une conséquence de l’essor agraire. L’accroissement des hommes se mesure mal en l’absence de sources suffisamment précises et nombreuses; néanmoins, l’observation des cimetières de l’époque met en évidence l’allongement de la durée de vie, et la fractionnement des manses indique de plus nombreuses familles. La population européenne aurait été multipliée par deux entre le Xe et le XIIIe siècle (20 à 40 millions d’habitants vers l’an mille, 50 à 60 millions vers 1250). La France serait passée de 5 à 9 millions d’habitants entre la fin du Xe siècle et la fin du XIIe.
La période se manifeste par un phénomène de regroupement de l’habitat, le village devenant le cadre général de la population rurale. Ces regroupements sont, soit spontanés et motivés par la recherche de protection, soit encadrés par les seigneurs pour un meilleur contrôle de la population. Ils se font autour d’éléments stables : une église (village ecclesial), un cimetière, une abbaye (bourg abbatial), un château (castrum, castelnau ou bourg castral), un marché (bastide).
La structure seigneuriale
La seigneurie est la structure d’encadrement général des populations à partir du XIe siècle. Les historiens distinguent pour des raisons de facilité ce qui relève de la seigneurie foncière (propriété des terres) et de la seigneurie banale (pouvoir) mais ces deux types de seigneurie sont indissociables dans la société féodale. La seigneurie foncière ne peut être comprise qu’en lien avec la seigneurie banale.
La seigneurie foncière
Durant le haut Moyen Âge, de nombreux petits paysans sont propriétaires de leurs terres. L’alleu est une terre dont le paysan dispose de la propriété pleine et entière, héritée des ancêtres. A partir du XIe siècle, le nombre d’alleux paysans régresse, même s’ils continuent à représenter une part non négligeable des terroirs dans la région de la Meuse, en Artois, Hainaut, Flandre, dans les pays du Midi, en Provence ou dans le Languedoc.
Les grandes propriétés seigneuriales, laïques et ecclésiastiques, se renforcent par la conquête de nouveaux domaines ou la confiscation d’alleux. Ces grands domaines, différents des villae des polyptiques du Haut Moyen-Âge, ne sont généralement pas d’un seul tenant, pas d’un seul bloc. Chaque seigneur a un grand nombre de tenanciers qui cultivent son domaine (la réserve en exploitation directe est relativement peu importante) et chaque paysan peut avoir plusieurs seigneurs pour les différentes parcelles cultivées.
L’aristocratie opère une ponction sur les fruits du travail paysan, en vertu de sa possession de la terre (la rente seigneuriale). Les redevances foncières se divisent en deux catégories : proportionnelles ou fixes. Les redevances fixes sont payées en nature (blé, vin, etc.) ou en argent (le cens). Les redevances proportionnelles sont payées en nature (champart, parfois terrage, tasque, quint, quart, moitié). Sur toutes les terres est payée la dîme, redevance proportionnelle à 1/10 de la production, revenant normalement à l’Eglise mais souvent accaparée par le seigneur. Bien qu’en diminution, les corvées subsistent (redevance en travail) : labour, moisson, vendange, etc.
A ces redevances dues tous les ans s’ajoutent des redevances casuelles : droits d’entrée sur une tenure au moment de la conclusion du contrat, droits payés à la mort du tenancier ou du seigneur (relief), droits payés lors de la vente ou de la mise en gage de sa tenure par le paysan (lods et ventes).
La seigneurie banale
Le ban est un pouvoir de coercition, de commande et de contrainte, hérité du pouvoir royal du haut Moyen Âge, qui a été accaparé par les seigneurs et ecclésiastiques. Ces seigneurs s’arrogent localement le droit de fortification (mottes, tours, châteaux), la fonction militaire (le seigneur s’entoure de milites, hommes d’armes), la fiscalité locale (péages, droit de marché), la fonction judiciaire sur les paysans. La seigneurie banale est faible ou inexistante dans les contrées où les rois ont su garder un pouvoir fort, comme en Angleterre, Normandie ou Flandre.
Le prélèvement banal sur les paysans est de plusieurs ordres :
- D’ordre militaire : réquisitions sur les récoltes, entretien des seigneurs et des milites hors du château (droit de gîte ou albergue), corvées pour l’entretien des fortifications (fossés, palissades, murs, etc.).
- D’ordre fiscal : taxes sur la circulation des marchandises par le biais des péages (tonlieux, leudes), taxe sur la vente des marchandises sur les marchés (leudes).
- D’ordre judiciaire (droits les plus rémunérateurs) : cautions pour les procès non restituées, amendes, confiscations de biens ou d’alleux paysans.
Les paysans voient apparaître également de nouvelles impositions (« nouvelles coutumes » ou « mauvaises coutumes »), imposées par la force, parfois justifiées par le prix de la protection du seigneur (tolte en France du nord, tolte ou queste dans le Midi, forcia en Catalogne); et se voient assujettis à des monopoles ou banalités : les seigneurs construisent des fours, moulins, pressoirs, forges et imposent aux paysans de les utiliser contre redevance. Le seigneur peut aussi s’assurer du monopole de la vente du vin pendant une certaine période (le banvin).
Le servage
Un agent seigneurial surveille le travail des ouvriers agricoles (Psautier de la reine Marie, début du XIVe siècle).
Dans le Moyen Âge central, la distinction entre hommes libres et esclaves n’existe plus. La plupart des paysans sont désormais tenanciers et dépendants d’un seigneur. Certains paysans sont plus dépendants que d’autres : les serfs (apparition du servage au XIe siècle). Les serfs ne peuvent pas se marier, léguer leurs biens, déménager librement sans l’accord de leur seigneur. Ils ne peuvent pas témoigner en justice et sont vendus avec la terre qu’ils cultivent. A cela s’ajoutent des taxes spécifiquement serviles : le chevage (taxe légère et annuelle, reconnaissant le statut servile), la mainmorte (taxe perçue par le seigneur au décès du serf), le formariage (taxe perçue lors du mariage du serf). En Catalogne, le serf peut quitter sa tenure s’il s’acquitte de la remensa; dans certaines régions, le serf est soumis à la taille à merci (à la volonté du seigneur).
Néanmoins, le serf pouvait devenir un homme aisé sur le plan financier, un mauvais statut juridique n’impliquant pas obligatoirement un bas niveau économique et social. Le serf est connu de son seigneur, lui étant personnellement lié. Il se noue parfois des relations amicales entre les deux hommes du fait de leur proximité : il arrive ainsi que des agents seigneuriaux soient serfs.
Au cours des XIIe et XIIIe siècles, la pression seigneuriale tend à diminuer du fait du mouvement des chartes de franchise, codification à l’écrit du droit. Les paysans voient certaines de leurs revendications acceptées. Parmi ces revendications figurent la liberté personnelle et la suppression des taxes jugées infamantes (chevage, mainmorte, formariage) ; l’abonnement de la taille jusque là perçue au gré du seigneur ; l’allègement des droits seigneuriaux sur les moulins, fours, transports, marchés ; l’allègement des amendes au niveau de la justice. Ces mouvements connaissent des succès inégaux selon les régions. Cette émancipation aboutit surtout au creusement de l’écart des fortunes à l’intérieur du monde paysan et l’essor du commerce rural.
Les liens féodo-vassaliques
Les liens féodo-vassaliques régissent les rapports internes à la classe aristocratique, ils désignent un système hiérarchique d’homme à homme dont le fief est la base matérielle.
La vassalité
La vassalité désigne l’aspect personnel de la relation entre le vassal et le suzerain. Il s’agit d’un lien privé, un lien de clientèle qui créé des solidarités. Ce lien a été très utilisé par les souverains carolingiens pour renforcer la fidélité de leurs agents. L’entrée en vassalité s’exécute en deux étapes : l’hommage et le serment. Au XIIe siècle, le rituel est à peu près fixé : le futur vassal s’agenouille, place ses mains jointes dans celles du seigneur (immixtio manuum), se relève et échange avec son suzerain le « baiser de paix » qui clôt le contrat et symbolise un lien charnel. Après quoi peut se dérouler la cérémonie du serment : le vassal promet fidélité sur les Evangiles ou une relique, donnant à l’engagement un caractère sacré (Dieu en est témoin).
La vassalité créé des obligations réciproques : le suzerain doit protéger le vassal, le vassal doit aider le suzerain. Le vassal promet de ne porter atteinte ni aux biens ni au corps de son suzerain et promet aide et conseil (auxilium et consilium). De son côté le suzerain doit subvenir aux besoins de son vassal (fief), lui assurer une protection et le défendre en justice.
Le fief, bien du vassal
Le fief est une source de revenus et de pouvoir. Les biens concédés par le suzerain sont souvent des biens fonciers (une terre ou une collection de terres) mais il peut s’agir aussi de droits de péage, de droits de justice ou d’une simple somme en argent (« fief-rente »). Le fief est concédé par un rituel : l’investiture. Lors de la cérémonie, le seigneur remet symboliquement à son vassal une motte de terre ou un objet. En cas d’infidélité, le seigneur peut reprendre son bien par la commise (en réalité cela dépend souvent des rapports de force entre le seigneur et son vassal). Au XIe siècle, les fiefs se patrimonialisent : s’ils sont théoriquement viagers, dans les faits, ils deviennent héréditaires, moyennant le paiement du relief lors de la mort du seigneur ou du vassal (renouvellement du lien à chaque génération).
L’émergence de la chevalerie
Parallèlement à l’évolution des liens d’homme à homme, émerge une nouvelle classe de professionnels de la guerre : à partir des années 1030 commence l’ascension sociale des chevaliers (autrefois appelés les milites, auxiliaires armés de la seigneurie) qui entrent dans les relations féodo-vassaliques et accèdent à la petite noblesse. L’apparition de la chevalerie ne se fait ni de la même manière ni au même rythme dans l’ensemble de l’Europe. Elle s’opère rapidement en France avec l’introduction de l’étrier permettant de nouvelles pratiques de combat et le développement du poids de l’armement (cotte de maille, heaume, bouclier, épée, hache…). Ailleurs, la mutation est plus lente, notamment en Germanie, Angleterre, Espagne ou Italie du sud.
Bibliographie :
BALARD Michel, GENÊT Jean-Philippe, ROUCHE Michel, Le Moyen Âge en Occident, Paris, Hachette supérieur, 1999.
BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, De l’Empire romain à l’Europe. Ve-XIVe siècle, tome 2, Paris, Hatier, 1995.
HEERS Jacques, Précis d’histoire du Moyen Âge, Paris, PUF, 1990.