Bien que le Haut Moyen Âge ait vu un déplacement des voies de commerce du Sud vers le Nord, la Méditerranée reste un enjeu fort au niveau du commerce et constitue le point de rencontre entre Orient et Occident. La conquête arabe amène des difficultés commerciales mais Byzance conserve le contrôle de la mer, malgré le développement de la piraterie. Au Xe siècle, les cités italiennes font irruption dans le grand commerce et établissent des comptoirs sur les pourtours de la Méditerranée. Les Occidentaux supplantent les Orientaux au XIe siècle. La Méditerranée est aussi le lieu d’un événement majeur du Moyen-Âge central : les croisades, dont la première est prêchée en 1095, et qui se manifestent par la constitution d’Etats latins en Terre sainte. Les chefs musulmans n’auront pour but que de chasser ces « intrus » désignés communément sous le nom de « Francs ». Malgré ces confrontations militaires, la Méditerranée reste un espace d’échanges commerciaux et de transmission d’un savoir culturel et scientifique.
Le carrefour de trois civilisations
Un monde musulman morcelé
A la fin du XIe siècle, les rives Sud et Est de la Méditerranée appartiennent au monde musulman dont l’expansion a été foudroyante aux VIIe et VIIIe siècles. Le monde musulman, s’il est uni culturellement et linguistiquement par l’arabe, est fragmenté politiquement. Trois grandes entités politiques voient le jour : en Afrique occidentale, le sultanat almoravide (vers 1039-1147) qui s’étend de la Libye au Maroc et à l’Espagne. En Orient émerge la nouvelle puissance turque (prise de Bagdad en 1055, victoire de Mantzikert en 1071 sur l’Empire byzantin et conquête de l’Asie mineure, conquête de Jérusalem en 1076 par Malik Shah). Au centre, vers l’Egypte, s’étend le califat fatimide qui se distingue notamment par son shi’isme. Les Arabes mènent une politique de piraterie et de razzias qui gène fortement le commerce occidental et byzantin.
L’Empire byzantin fragilisé
Malgré la piraterie musulmane, Byzance contrôle le grand commerce maritime en Méditerranée. Afin de contrer la piraterie, les Byzantins créent des thèmes maritimes sur le modèle des thèmes terrestres, stratégie qui se révèle assez efficace. L’Empire dispose alors d’une flotte puissante qui assure une bonne défense (on parle de « thalassocratie byzantine »). Constantinople est une plaque tournante pour le grand commerce et notamment les produits de luxe, qui entretient des liens avec l’Occident (en particulier Venise), l’Orient et l’espace slave.
Au milieu du XIe siècle, l’Empire est à son apogée, contrôlant les Balkans, l’Asie mineure, Chypre, la Crète et la côte dalmate. Il ne sait cependant pas faire face à l’offensive turque : la défaite catastrophique de Mantzikert (1071) entraîne la perte de la quasi-totalité de l’Asie mineure. Dans les années 1090, l’Empire très affaibli appelle les Occidentaux à venir le soutenir.
Un Occident chrétien en pleine expansion
L’Occident chrétien aux XI-XIIe siècles connaît une grande phase d’expansion au niveau politique, économique, démographique. La population européenne double entre 1050 et 1250. Les défrichements, le développement des outils en fer et de la charrue accroissent les productions agricoles. Politiquement, la société occidentale est régie par les liens féodo-vassaliques, liant les seigneurs entre eux dans une relation hiérarchique, et la division sociale en trois ordres : ceux qui prient (clercs), ceux qui combattent (nobles et chevaliers) et ceux qui travaillent (paysans, artisans, marchands). Au niveau religieux, les XIe et XIIe siècles voient une autorité grandissante du pape (à l’origine simple évêque de Rome), un renouveau du monachisme et la multiplication des églises et édifices religieux. Dans la maîtrise du grand commerce, les marchands occidentaux supplantent les Orientaux. Les Italiens établissent leur présence en Orient : à Constantinople, en Syrie, en Egypte. Certaines villes italiennes cultivent des liens particulièrement forts avec Byzance du fait de leur passé impérial au Haut Moyen-Âge : Venise, Amalfi, Bari, Salerne, Gaète. De leur côté, Pisans et Génois entretiennent des relations commerciales avec les Arabes.
Les croisades en Orient
La première croisade
A l’appel de l’empereur Alexis Ier Comnène, le pape Urbain II annonce à Clermont en 1095 son intention de libérer les Lieux Saints des infidèles par les armes. La première croisade est conduite par des chefs locaux prenant la tête de quatre armées principales : celle de Raymond IV de Saint-Gilles (comte de Toulouse) pour les Méridionaux, celle de Godefroi de Bouillon pour les Flamands et les Rhénans, celle d’Hugues de Vermandois pour l’Ile de France et la Champagne, et celle de Bohémond et Tancrède pour les Normands d’Italie du Sud. Une autre troupe, composée de paysans, de marchands et d’artisans (la « croisade populaire ») est conduite par Pierre l’Ermite mais est immédiatement écrasée dès son arrivée en Asie mineure. Lors du passage à Constantinople des armées croisées, Alexis Comnène parvient difficilement à faire prêter hommage aux plus grands chefs en leur promettant assistance. Les Grands doivent accepter de restituer à Byzance tous les territoires repris, engagement qui ne sera pas respecté. Les Croisés, après avoir passé l’Asie mineure, fondent à Edesse la première principauté latine (mars 1098). Antioche tombe en juin 1098 après un long siège. Le 15 juillet 1099, les Croisés s’emparent enfin de la Ville sainte.
Les Etats latins d’Orient
A la suite de la prise de Jérusalem, quatre entités politiques voient le jour : le royaume de Jérusalem (confié à Godefroi de Bouillon), la principauté d’Antioche (Bohémond de Tarente), le comté d’Edesse (Baudoin) et le comté de Tripoli (famille de Toulouse). Ces Etats latins rentrent en guerre permanente contre leurs voisins musulmans qui n’acceptent pas cette intrusion. Ils vont perdurer pour la plupart un siècle et demi.
Le système qui se met en place est un système féodal importé d’Occident. Dans chaque Etat, le pouvoir est héréditaire et confié à un prince, entouré de ses vassaux auxquels il concède des fiefs. La pyramide féodale est créé ex nihilo, à partir de rien, la rendant plus solide et plus logique qu’en Occident. Les colonies italiennes réussissent à obtenir une grande autonomie (privilèges fiscaux).
L’Orient latin compte deux types de populations différentes : Occidentaux chrétiens de religion catholique (arrivants) et Orientaux musulmans, juifs ou chrétiens soumis à une capitation (impôt par tête). Les relations entre ces deux types de population sont dès le départ très difficiles. Les vainqueurs compensent leur faiblesse numérique par la fortification des villes et l’édification de grands châteaux sur collines, dont le plus connu est le Krak des chevaliers. Des ordres militaires se créent, dont les deux principaux représentants sont les Hospitaliers et les Templiers, chargés de faire régner la sécurité sur les routes de pèlerinage mais aussi de constituer des garnisons dans les forteresses. A vocation militaire et monastique, ils deviennent rapidement indispensables aux princes locaux.
La reconquête musulmane
Dans les décennies qui suivent, les problèmes sociaux et les divergences d’objectif entre Chrétiens fragilisent les Etats latins. Vers 1130, l’initiative passe du côté musulman. Zanqî, gouverneur turc de Mossoul, reprend Edesse en 1144. La chute de la ville suscite une deuxième croisade, cette-fois ci menée par des rois (Louis VII pour la France et Conrad III pour la Germanie) qui se solde par un échec militaire flagrant. La défaite des Francs a un impact psychologique considérable : les Croisés ne sont plus considérés comme invincibles. Nûr al-Dîn, qui succède à Zanqî en 1146, et Saladin entreprennent d’unir les musulmans et de réveiller l’esprit de djihâd. Saladin écrase les Croisés à Hattin le 4 juillet 1187 et reprend Jérusalem en octobre. La reconquête de la Ville sainte par les musulmans suscite une grande émotion en Occident ; une troisième croisade est lancée et rassemble les souverains Richard Coeur de Lion, Philippe Auguste et Frédéric Barberousse. Leurs armées reprennent quelques places fortes mais n’obtiennent pas de succès décisifs. Néanmoins, les Etats latins se retrouvent en position de perdurer, la croisade leur ayant accordé un temps de répit. La quatrième croisade est détournée sur Constantinople et aboutit au pillage de la ville (1204) et à la constitution d’un Empire latin d’Orient. Les croisades qui suivent ne sont au mieux que des demi-succès (sixième croisade : rétrocession de Jérusalem) mais le plus souvent des échecs (Saint Louis trouve la mort sous les murs de Tunis durant la huitième croisade).
Dans la seconde moitié du XIIIe siècle apparaissent deux nouveaux pouvoirs forts en Orient : les Mongols (prise de Bagdad en 1258 et chute du califat abbâside) et les Mamelouks (anciens esclaves turcs des sultans qui prennent le pouvoir en Egypte, conquièrent la Syrie et arrêtent les Mongols en 1260).
En 1291, le dernier bastion latin, Saint-Jean d’Acre, tombe aux mains des musulmans.
La Méditerranée, espace de rencontres et d’échanges
L’ascension des républiques italiennes
Les républiques commerciales italiennes sont les premières bénéficiaires des croisades grâce aux frais de transport des troupes, l’obtention de privilèges commerciaux auprès des Etats latins d’Orient, et l’établissement de nombreux comptoirs. Les voyages maritimes en Terre Sainte ont stimulé les chantiers navaux. Les cités italiennes rivalisent entre elles : des affrontements éclatent périodiquement dans les comptoirs (Constantinople, ports du Levant). Venise se voit privée de ses privilèges commerciaux, obtenus en 1082, auprès de Byzance en 1171 par Manuel Comnène mais prend sa revanche lors du sac de Constantinople de 1204. Gênes est la grande rivale de Venise et aide les Grecs à reconstituer leur Empire (reprise de Constantinople en 1261). A la fin du XIIIe siècle, Gênes supplante Pise en Méditerranée occidentale.
Le commerce en Méditerranée
Malgré des affrontements quasi-permanents, le commerce entre Orient et Occident n’a jamais été interrompu. Ainsi l’on retrouve dans les testaments de nobles catalans de nombreux objets issus de l’artisanat musulman. Les emprunts à l’Orient (fruits, légumes, papier, techniques d’irrigation, astrolabes, cartes nautiques,…) sont légions. Les Italiens, forts de leur domination commerciale en Méditerranée, construisent des navires de plus en plus grands et plus faciles à manoeuvrer. Les monnaies d’or italiennes (le florin en 1252 puis le ducat au XIVe siècle) évincent les anciennes monnaies byzantines et musulmanes.
D’autre part, les croisades obligent les Italiens à perfectionner leurs techniques commerciales et financières (assurances, emprunts, lettres de change,…). Les bénéfices donnent naissance à de grandes compagnies bancaires dotées de nombreuses filiales. Les Italiens importent des matières premières et exportent des produits finis (textile, armes, verre,…) demandés dans toute la Méditerranée. Aux XIII-XIVe siècles, les marchands italiens sont partout : de l’Europe du Nord à l’Extrême-Orient.
Des apports culturels ?
Les échanges culturels entre les trois civilisations sont plus discutables. La quatrième croisade et la colonisation latine de l’Empire laisse des traces indélébiles entre Byzance et Occident (plus que 1054, le vrai schisme date de 1204). Dans les Etats latins, si l’on tente de cohabiter avec les autochtones musulmans, on ne cherche pas à les comprendre. Les croisades n’ont pas entraîné de véritables apports culturels ou échanges intellectuels.
La situation est toute autre en Sicile ou en Espagne. La Sicile, sous la coupe des grandes familles normandes au XIe siècle, constitue un lieu emblématique de rencontre entre les trois cultures du monde méditerranéen. Le roi Roger II, régnant de 1130 à 1154, se fait représenter en empereur byzantin et prend parfois des ministres grecs ou arabes. Il fait venir à lui le grand voyageur al-Idrisi qui réalise le premier atlas connu de l’Occident. A Palerme se rencontrent érudits musulmans, chrétiens et juifs.
L’Espagne est le lieu d’une meilleure connaissance de l’Islam par les Chrétiens. Vers 1140, Pierre de Tolède, à la demande du clunisien Pierre le Vénérable, procède à une traduction du Coran en latin. De grands textes de l’Antiquité sont traduits à Tolède, mais l’importance et l’influence de ces apports sont encore discutées par les historiens.
Le bilan général des croisades est très négatif. L’objectif de libération des lieux saints n’a pas été atteint, et d’un point de vue culturel ou intellectuel, aucune retombée majeure n’eut lieu. Seules les cités italiennes tirent profit de ces expéditions par l’établissement de nombreux comptoirs ou le perfectionnement des techniques bancaires. Le pape voit son pouvoir considérablement renforcé et se pose en véritable chef de la Chrétienté. Mais la plus grave conséquence reste la rupture complète entre l’Occident et l’Empire byzantin : 1054 (schisme) ne devient crucial qu’à partir de 1204 (prise de Constantinople).
Bibliographie :
BALARD Michel, GENÊT Jean-Philippe, ROUCHE Michel, Le Moyen Âge en Occident, Paris, Hachette supérieur, 1999.
BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, De l’Empire romain à l’Europe. Ve-XIVe siècle, tome 2, Paris, Hatier, 1995.
HEERS Jacques, Précis d’histoire du Moyen Âge, Paris, PUF, 1990.